Le repeuplement chrétien

Pendant trois cents ans [VIIIe – Xe siècles], les musulmans n’ont eu que mépris pour les pauvres communautés chrétiennes du nord de la péninsule. Leur puissance militaire, la prospérité de leur économie et l’éclat de leur civilisation leur assuraient une nette supériorité. Avec le temps, néanmoins, les royaumes chrétiens, à forcer de grignoter les domaines de leurs voisins du Sud, ont fini par établir leur autorité sur une partie du territoire. Au moment où s’effondre le califat de Cordoue, ces royaumes se sentent suffisamment forts pour passer à l’offensive. Avec la prise de Tolède (1085) et celle de Saragosse (1118), la moitié septentrionale de l’Espagne échappe aux musulmans. Cent cinquante ans plus tard, en 1238, les chrétiens entrent dans Séville, el al-Andalus est réduit aux frontières de l’émirat de Grenade. C’est cette progression du nord au sud, d’abord lente, plus tard rapide, qu’on appelle la Reconquête.

L’Histoire de la Reconquête (Reconquista) ne peut se limiter à sa dimension strictement militaire. Les avancées chrétiennes vont en effet de pair avec un vaste mouvement de colonisation qui, malgré quelques reflux temporaires, leur fournit la garantie de la durée. Le repeuplement (repoblación) demeure donc un aspect essentiel de l’histoire de cette période. « La pression des nécessités, dans un pays pauvre, à population croissante, a fait partout de la Reconquête une  entreprise de colonisation continue, doublée d’une guerre sainte » (Pierre Vilar)

Les causes

Ce repeuplement a été possible parce que les réduits chrétiens du Nord, la Galice, les Asturies, la massif cantabrique, le Pays basque, les hautes vallées pyrénéennes, se sont trouvés surpeuplés aux VIIIe-Xe siècles. Cette surpopulation est le fruit d’un dynamisme démographique propre mais aussi, cela ne fait aucun doute, de l’afflux d’un certain volume de réfugiés qui ont quitté les régions subjuguées par les envahisseurs musulmans. Le phénomène persistera bien après la conquête puisque c’est vers le nord-ouest de la péninsule qu’émigreront, aux IXe et Xe siècles, de nombreux chrétiens mozarabes persécutés en al-Andalus. Les ressources limitées des territoires concernés ont vite contraint bon nombre de leurs habitants à chercher au Sud les moyens de leur survie, parfois au prix de risques considérables que leur faisaient courir les razzias régulièrement lancées par les musulmans. La nostalgie de l’Hispania des Goths et le rôle important joué par les réfugiés mozarabes dans l’appel à la lutte contre l’ennemi musulman ne doivent donc pas faire oublier que c’est avant tout le potentiel démographique de ces régions montagneuses du nord de l’Espagne qui explique la poussée vers le sud.

Les phases

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Le repeuplement spontané est une entreprise privée, réalisée par un groupe de paysans, par un noble accompagné de ses parents et familiers, par une communauté religieuse. Il s’agit d’occuper et de mettre en exploitation des terres vides qui n’appartiennent à personne. Les régions entre les massifs cantabriques et le Duero restaient dépeuplées : les chrétiens les avaient quittées pour échapper à la domination musulmane et aux razzias à venir, les Berbères, à son tour, s’étaient repliés vers le sud. Au bout d’un certain temps, la simple exploitation du territoire concerné permet la confirmation de cette presura ou aprisio.

Première forme du repeuplement, l’aprisio privée ne peut concerner les opérations de grande envergure telles que la prise de possessions de vastes territoires ou l’occupation de villes, autant d’entreprises qui nécessitent la mise en œuvre de moyens de défense importants. Dans ce cas, c’est le pouvoir royal on comtal qui doit intervenir et, à partir du XIIe siècle, il le fera de manière exclusive (repeuplement officiel). Cartas-pueblas et fueros nous renseignent sur les conditions d’installation des colons, auxquels le pouvoir royal consent d’importantes concessions fiscales et judiciaires pour les encourager à occuper des régions frontalières réputées dangereuses. En 1076, le fuero de Sepúlveda, qui crée un véritable “droit de la frontière » accordant notamment la liberté à tous ceux qui pouvaient avoir des difficultés avec la justice, va constituer un modèle. Les nécessités militaires conduisent alors à concentrer le gros des immigrants dans quelques villes fortifiés telles que Salamanque, Avila ou Ségovie, villes bénéficiant d’un fuero avantageux et d’un alfoz, c’est-à-dire, d’un territoire généralement très étendu dont elles doivent assurer la mise en valeur et la défense. C’est la ville, le concejo, qui se charge, au fur et à mesure que les ressources en hommes le permettent, d’organiser le peuplement des villages disséminés sur son territoire.

Les conditions du repeuplement vont changer quand la Reconquête va progresser plus au sud, dans les vastes régions semi-désertiques du bassin du Guadiana. Ici, la faiblesse des ressources humaines disponibles et la proximité de la menace musulmane interdisent une colonisation agraire importante. C’est l’occupation militaire qui joue le premier rôle car l’instauration d’un minimum de sécurité est la condition de la mise en valeur. Ce sont donc les ordres militaires qui sont en première ligne et qui édifient au sud du Tage une cinquantaine de châteaux appelés à constituer autant de centres de peuplement. Ici, seules quelques villes comme Cuenca, Coria, Plasencia ou Caceres vont avoir un status de concejo comparable à ceux dont bénéficient celles qui se trouvent au nord de la sierra centrale.

À l’est de la péninsule, la reconquête de la vallée de l’Èbre crée des conditions particulières, du fait de l’importance de la population musulmane restée sur place. Les nouveaux venus, notamment les Francos qui ont participé aux combats de la Reconquête s’installent plutôt en ville alors qu’Alphonse le Batailleur ramène de son expédition en Andalousie plusieurs milliers de colons mozarabes.

À partir du XIIIe siècle, les victoires militaires ouvrent aux chrétiens les huertas riches et peuplées du Guadalquivir et du Levant. Une situation nouvelle, qui va donner à la repoblación (on emploie désormais le terme de repartimiento, réalisé par l’autorité royal) des caractéristiques tout à fait différentes. Le souci initial de maintenir sur place l’abondante main – d’œuvre musulmane qui assurait la prospérité horticole de ces régions a d’abord fait qu’elle a pu rester, en payant au souverain chrétien les tributs versés jusque-là au calife. Seuls les musulmans qui ont préféré l’exil sont remplacés par des colons chrétiens. De manière générale, la haute noblesse est largement privilégiée lors de ces repartimientos et elle va occuper, dans les villes andalouses, une place beaucoup plus importante que dans les cités de Vieille Castille.