Le siècle des Lumières

Le repliement sur soi

Dans la première moitié du XVIe siècle, l’Espagne est largement ouverte aux influences extérieures. La pensée d’Érasme connaît dans la péninsule un vif succès jusqu’au milieu du XVIe siècle, en dépit des critiques que lui adressent les milieux conservateurs. Cependant, à partir de 1550, les disciples du maître de Rotterdam ont de gros ennuis avec l’Inquisition et leurs œuvres sont mises à l’Index. On reproche à Erasme le peu de cas qu’il fait des pratiques extérieures en religion et on l’accuse d’être un fourrier de Luther.

En 1555 l’Inquisition découvrit à Séville, puis à Valladolid, deux foyers philo-protestants. Il s’agissait de groupes restreints appartenant à l’élite du clergé local et de la Cour. Entre 1599 et 1562, en divers autodafés plus de soixante personnes furent brûlées. Une intense campagne de propagande, menée à ce propos par l’Inquisition et le clergé, assimila luthéranisme et ennemis de l’Espagne. Cette répression marque un tournant. Beaucoup, dans les élites, prennent conscience que l’unité religieuse du pays ne peut être préservée qu’au prix d’un filtrage soigneux des influences extérieures. En 1559, Philippe II interdit aux étudiants espagnols de fréquenter les universités étrangères, sauf Rome et Bologne. À partir de 1550, l’Inquisition et l’État mettent sur pied un système de contrôle de la production écrite qui se traduit par la publication de listes de livres interdits, les Index. D’abord réservés aux ouvrages qui attaquent directement la foi ou la morale, ces index comprennent des ouvrages scientifiques dès la fin du XVIe siècle.

C’est ainsi que l’Espagne rata la révolution scientifique du XVIIe siècle. Les nouvelles branches du savoir, mathématiques, physique, ne sont guère cultivés. L’Espagne s’enferme dans la théologie et la morale. Même dans ces domaines, sa pensée perd toute vitalité. Les auteurs s’en tiennent, avec une fidélité stérile, à la doctrine de leurs prédécesseurs, qu’ils placent sous le patronage prestigieux d’Aristote. Ils se répètent les uns les autres, de plus en plus détachés du mouvement européen.

Les Lumières

Rien n’est plus faux que de réduire le mouvement des Lumières en Espagne à ses dimensions culturelles. Il a un aspect social et politique évident. Dès la fin du XVIIe siècle, des cercles « novateurs » se réunissent dans plusieurs villes. Ils attaquent de plus en plus ouvertement « l’aristotélisme » des traditionalistes, lisent Descartes, étudient les mathématiques et la médecine. Depuis 1726, le bénédictin Benoît Feijoo, professeur à l’université d’Oviedo, publie son Théâtre critique, puis ses Lettres érudites, dans lesquels il divulgue la pensée scientifique européenne  et la méthode expérimentale, en s’inspirant surtout de Francis Bacon. Il contribue largement à faire prendre conscience aux classes éduquées espagnoles qu’une nouvelle culture est née en Europe et qu’elle ne signifie pas nécessairement l’abandon des croyances de l’Église.

Feijoo jouit de l’appui entier de l’État. Très vite, en effet, la monarchie s’engage en faveur du mouvement de rénovation culturelle. Elle favorise systématiquement une révision critique de l’histoire du pays : des érudits officiellement commissionnés par le gouvernement démontrent la fausseté d’une multitude de légendes pieuses et s’en prennent même au mythe les plus sacré : la tradition qui affirme la présence de saint Jacques en Espagne. L’État développe une nouvelle culture juridique ; il promeut de nouvelles conceptions en économie politique, fondées sur le devoir qu’ont les rois d’assurer le bonheur de leurs sujets par l’aménagement de l’espace, la mobilisation des ressources humaines et physiques mal employées. D’un même mouvement, il parle de mettre au travail les oisifs et de mettre sur le marché les biens de mainmorte sous-exploités, majorats, biens d’Église et terres municipales.

La monarchie emploie les intellectuels porteurs de cette idéologie dans l’administration, à des postes élevés. Elle favorise la création, dans tout le pays, de clubs de réflexion, les Sociétés Économiques des Amis du pays. S’y réunissent des ecclésiastiques, des fonctionnaires, des membres de la bourgeoisie et de la noblesse locale. On y débat d’aménagements possibles, de créations d’industries, de nouvelles techniques agricoles. On rédige des mémoires, on recense les ressources locales, on correspond avec les autres Sociétés. Ces groupes servent de relais aux idées nouvelles.

Les Lumières, en Espagne, se développent donc sous l’égide de l’État. Elles progressent beaucoup à la fin du XVIIIe siècle : la littérature « philosophique » circule dans le pays et la connaissance des idées modernes est infiniment supérieure à ce qu’elle était auparavant. Plusieurs milliers de personnes ont été touchées par l’esprit nouveau. Mais, si elles détiennent les postes de commandes de l’appareil d’État, de l’Eglise, elles sont loin d’avoir crée autour d’elles un mouvement de fond capable d’entraîner la société entière à leur suite, comme c’est le cas en France. Elles restent menacées. L’Inquisition a perdu beaucoup de son pouvoir et ne réussit pas à empêcher la diffusion des livres étrangers, mais elle existe encore. En 1778, elle condamne à la réclusion dans un couvent Pablo de Olavide, l’un des représentants les plus en vue de l’idéologie nouvelle. Cela ne fait que renfoncer l’engagement des intellectuels modernistes aux côtés de la Monarchie, leur seul défenseur. Or, à partir de 1789, celle-ci, inquiète des troubles qui secouent la France, prend ses distances à leur égard, les privant de leur meilleur atout.

Il est des domaines, surtout, qui de tout temps restent strictement interdits aux audaces de l’esprit. Il est évidemment exclu de mettre en question le pouvoir absolu du souverain. Rien n’est plus étranger au mouvement des Lumières espagnol que la démocratie, l’idée que le peuple pourrait avoir son mot à dire dans les grandes décisions : on s’occupe de son bonheur, mais ce n’est pas à lui d’en décider. Il est exclu également de mettre en question ces fondements de la société d’Ancien Régime que sont la noblesse et le clergé : on veut les réformer dans leur recrutement et leur comportement, les placer au service du roi, mais il reste évident pour tous que le pays ne peut être gouverné que par l’intermédiaire d’une petite élite clairement séparée du reste. Il est hors de question de toucher en quoi que ce soit au dogme catholique ni à la position éminente de cette religion. Les tensions avec la papauté, les attaques contre les ordres religieux, le souci de réforme de pratiques, ne doivent pas masquer une réalité profonde : personne n’est prêt à renoncer au monopole qu’elle exerce dans le pays. Les hommes des Lumières, les ilustrados, sont profondément catholiques.