L’Espagne musulmane

L’invasion arabe de 711 change le cours de l’histoire d’Espagne. Depuis cette date, la péninsule Ibérique est partagée entre deux civilisations : l’Orient musulman et l’Occident chrétien. D’un côté, ce que les textes arabes appellent al-Andalus, l’islam d’Espagne ; de l’autre, l’Hispania chrétienne. L’Espagne musulmane est alors intégrée dans un bloc relativement homogène qui va de l’Indus à l’océan Atlantique ; malgré les fractionnements régionaux, on trouve partout la même religion, la même langue, la même loi.

AlAndalus désigne l’ensemble des territoires ibériques soumis à la domination musulmane. La définition géographique de cet espace a beaucoup varié au cours des siècles. Correspondant à la majeure partie de la péninsule au lendemain de la conquête, il se réduit régulièrement au point de se limiter, à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, au seul royaume nasride de Grenade

L’Espagne tombe bientôt sous la domination arabe. Tariq ibn Ziyad, chef berbère devenu lieutenant de Moussa ibn Nossayr, franchit le détroit de Gibraltar en 711, bat le roi wisigoth Rodrigue et occupe Cordoue et Tolède. Vers 714, Moussa ibn Nossayr le rejoint en Espagne et prend Saragosse. Les deux chefs occupent la majeure partie de la péninsule Ibérique, la conquête s’est réalisée avec une rapidité foudroyante. En 716, une nouvelle province musulmane dépendante du Califat de Damas est constituée. Une grande proportion de chrétiens convertis à l’islam ainsi que des musulmans de diverses nationalités – Arabes, Syriens et Berbères – fondèrent en Espagne de petites colonies. Les riches terres de l’Espagne méridionale, à laquelle ils donnèrent le nom al-Andalus, présentaient un intérêt incontestable comparativement aux déserts de l’Afrique du Nord.

Abd ar-Rahman I, dernier héritier des califes omeyyades, réussit à échapper au massacre de sa famille, quitta la Syrie et passa en Espagne, où il prit Séville puis Cordoue (756) et fonda un émirat indépendent. Abd ar-Rahman III mit un terme à une période de troubles, unifia l’Espagne mauresque et se proclama Calife (929). Son règne (912-961), époque de prospérité économique et de splendeur culturelle, marque l’apogée de l’Espagne musulmane.

Cette situation dura sous le gouvernement du lettré ambitieux Ibn Abi Amir, connu sous le nom d’al-Mansour («le Victorieux», Almanzor pour ses adversaires castillans) qui se substitue progressivement au souverain légitime (le calife) jusqu’à sa mort en 1002. Au XIe siècle, le califat de Cordoue se morcelle en petits royaumes : l’époque des Taïfas (1031-1094) est troublée par des guerres. Cette division facilite la reconquête chrétienne venue du nord. Les rois chrétiens enhardis obtiennent que certaines Taïfas leur livrent un tribut après avoir connu la défaite.

alandalus

La prise de Tolède (1085) alarme les Musulmans en Espagne et aussi à l’Orient [c’est l’époque de la première Croisade] et les rois des Taïfas font appel aux dynasties berbères des Almoravides (1086-1147) et des Almohades (1147-1212), qui représentent un Islam plus rigoureux. Ils vont porter la guerre sainte en Espagne pour prêter main-forte à l’Islam andalou menacé de disparition. Après 1212 (bataille de Las Navas de Tolosa), seul le sud de la péninsule est toujours sous contrôle musulman. En 1248, les chrétiens reprennent Séville. Seul le petit émirat de Grenade résiste jusqu’en 1492. À cette date, l’Espagne sur le plan politique est redevenue totalement chrétienne.

royaume-nasride-de-Grenade

Al-Andalus était, à bien des égards, radicalement différente de l’Europe chrétienne. Alors que l’Europe rurale s’était appauvrie, al-Andalus était une région de villes prospères tournées vers le commerce. Ses produits, notamment le verre, le papier, le cuir, l’orfèvrerie et les soieries, jouissaient d’une grande renommée jusqu’en Inde. Les souverains musulmans toléraient généralement les chrétiens et les juifs et encourageaient la diversité culturelle.

Les apports des musulmans ont enrichi la culture espagnole. La civilisation hispano-musulmane a participé à l’âge d’or de l’Islam. Les sciences, la médecine et la philosophie étaient florissantes, en particulier à Cordoue, la capitale. Les savants islamiques espagnols, tel Averroès, étudièrent les œuvres d’Aristote et des autres philosophes grecs, qui furent traduites en latin avant d’être diffusées dans le reste de l’Europe. Les califes construisent des bibliothèques et favorisent l’épanouissement de la culture : le futur Pape Sylvestre II vient étudier la science des sages arabes compulsée à Barcelone. Un certain nombre de mots de la langue espagnole viennent de l’arabe. De nouvelles cultures et techniques agricoles, venues d’Afrique ou d’Orient, sont introduites. Les grandes villes d’al-Andalus sont des centres d’un artisanat raffiné (travail du cuir à Cordoue). Elles sont également des marchés importants et des foyers d’études.

Le repeuplement chrétien

Pendant trois cents ans [VIIIe – Xe siècles], les musulmans n’ont eu que mépris pour les pauvres communautés chrétiennes du nord de la péninsule. Leur puissance militaire, la prospérité de leur économie et l’éclat de leur civilisation leur assuraient une nette supériorité. Avec le temps, néanmoins, les royaumes chrétiens, à forcer de grignoter les domaines de leurs voisins du Sud, ont fini par établir leur autorité sur une partie du territoire. Au moment où s’effondre le califat de Cordoue, ces royaumes se sentent suffisamment forts pour passer à l’offensive. Avec la prise de Tolède (1085) et celle de Saragosse (1118), la moitié septentrionale de l’Espagne échappe aux musulmans. Cent cinquante ans plus tard, en 1238, les chrétiens entrent dans Séville, el al-Andalus est réduit aux frontières de l’émirat de Grenade. C’est cette progression du nord au sud, d’abord lente, plus tard rapide, qu’on appelle la Reconquête.

L’Histoire de la Reconquête (Reconquista) ne peut se limiter à sa dimension strictement militaire. Les avancées chrétiennes vont en effet de pair avec un vaste mouvement de colonisation qui, malgré quelques reflux temporaires, leur fournit la garantie de la durée. Le repeuplement (repoblación) demeure donc un aspect essentiel de l’histoire de cette période. « La pression des nécessités, dans un pays pauvre, à population croissante, a fait partout de la Reconquête une  entreprise de colonisation continue, doublée d’une guerre sainte » (Pierre Vilar)

Les causes

Ce repeuplement a été possible parce que les réduits chrétiens du Nord, la Galice, les Asturies, la massif cantabrique, le Pays basque, les hautes vallées pyrénéennes, se sont trouvés surpeuplés aux VIIIe-Xe siècles. Cette surpopulation est le fruit d’un dynamisme démographique propre mais aussi, cela ne fait aucun doute, de l’afflux d’un certain volume de réfugiés qui ont quitté les régions subjuguées par les envahisseurs musulmans. Le phénomène persistera bien après la conquête puisque c’est vers le nord-ouest de la péninsule qu’émigreront, aux IXe et Xe siècles, de nombreux chrétiens mozarabes persécutés en al-Andalus. Les ressources limitées des territoires concernés ont vite contraint bon nombre de leurs habitants à chercher au Sud les moyens de leur survie, parfois au prix de risques considérables que leur faisaient courir les razzias régulièrement lancées par les musulmans. La nostalgie de l’Hispania des Goths et le rôle important joué par les réfugiés mozarabes dans l’appel à la lutte contre l’ennemi musulman ne doivent donc pas faire oublier que c’est avant tout le potentiel démographique de ces régions montagneuses du nord de l’Espagne qui explique la poussée vers le sud.

Les phases

REPOBA~1

Le repeuplement spontané est une entreprise privée, réalisée par un groupe de paysans, par un noble accompagné de ses parents et familiers, par une communauté religieuse. Il s’agit d’occuper et de mettre en exploitation des terres vides qui n’appartiennent à personne. Les régions entre les massifs cantabriques et le Duero restaient dépeuplées : les chrétiens les avaient quittées pour échapper à la domination musulmane et aux razzias à venir, les Berbères, à son tour, s’étaient repliés vers le sud. Au bout d’un certain temps, la simple exploitation du territoire concerné permet la confirmation de cette presura ou aprisio.

Première forme du repeuplement, l’aprisio privée ne peut concerner les opérations de grande envergure telles que la prise de possessions de vastes territoires ou l’occupation de villes, autant d’entreprises qui nécessitent la mise en œuvre de moyens de défense importants. Dans ce cas, c’est le pouvoir royal on comtal qui doit intervenir et, à partir du XIIe siècle, il le fera de manière exclusive (repeuplement officiel). Cartas-pueblas et fueros nous renseignent sur les conditions d’installation des colons, auxquels le pouvoir royal consent d’importantes concessions fiscales et judiciaires pour les encourager à occuper des régions frontalières réputées dangereuses. En 1076, le fuero de Sepúlveda, qui crée un véritable “droit de la frontière » accordant notamment la liberté à tous ceux qui pouvaient avoir des difficultés avec la justice, va constituer un modèle. Les nécessités militaires conduisent alors à concentrer le gros des immigrants dans quelques villes fortifiés telles que Salamanque, Avila ou Ségovie, villes bénéficiant d’un fuero avantageux et d’un alfoz, c’est-à-dire, d’un territoire généralement très étendu dont elles doivent assurer la mise en valeur et la défense. C’est la ville, le concejo, qui se charge, au fur et à mesure que les ressources en hommes le permettent, d’organiser le peuplement des villages disséminés sur son territoire.

Les conditions du repeuplement vont changer quand la Reconquête va progresser plus au sud, dans les vastes régions semi-désertiques du bassin du Guadiana. Ici, la faiblesse des ressources humaines disponibles et la proximité de la menace musulmane interdisent une colonisation agraire importante. C’est l’occupation militaire qui joue le premier rôle car l’instauration d’un minimum de sécurité est la condition de la mise en valeur. Ce sont donc les ordres militaires qui sont en première ligne et qui édifient au sud du Tage une cinquantaine de châteaux appelés à constituer autant de centres de peuplement. Ici, seules quelques villes comme Cuenca, Coria, Plasencia ou Caceres vont avoir un status de concejo comparable à ceux dont bénéficient celles qui se trouvent au nord de la sierra centrale.

À l’est de la péninsule, la reconquête de la vallée de l’Èbre crée des conditions particulières, du fait de l’importance de la population musulmane restée sur place. Les nouveaux venus, notamment les Francos qui ont participé aux combats de la Reconquête s’installent plutôt en ville alors qu’Alphonse le Batailleur ramène de son expédition en Andalousie plusieurs milliers de colons mozarabes.

À partir du XIIIe siècle, les victoires militaires ouvrent aux chrétiens les huertas riches et peuplées du Guadalquivir et du Levant. Une situation nouvelle, qui va donner à la repoblación (on emploie désormais le terme de repartimiento, réalisé par l’autorité royal) des caractéristiques tout à fait différentes. Le souci initial de maintenir sur place l’abondante main – d’œuvre musulmane qui assurait la prospérité horticole de ces régions a d’abord fait qu’elle a pu rester, en payant au souverain chrétien les tributs versés jusque-là au calife. Seuls les musulmans qui ont préféré l’exil sont remplacés par des colons chrétiens. De manière générale, la haute noblesse est largement privilégiée lors de ces repartimientos et elle va occuper, dans les villes andalouses, une place beaucoup plus importante que dans les cités de Vieille Castille.

Mudejares et morisques

L’avancée de la Reconquête au XIIe et XIIIe siècle a entraîné une conséquence : la naissance d’une nouvelle minorité, celle des mudéjares ou musulmans tributaires d’un souverain chrétien. La prise de Tolède (1085) et celle de Saragosse (1118) fait passer sous domination chrétienne des masses humaines que l’on ne peut pas ou que l’on ne veut pas chasser.

Les musulmans demeurés en terre devenue chrétienne se retrouvent placés dans une situation de subordination plus o moins bien supportée, malgré les proclamations rassurantes des souverains chrétiens qui promettent de respecter leur langue, leur culte, leur droit et leurs coutumes. On a ainsi vu Alphonse VI se proclamer « empereur des deux religions » au lendemain de la prise de Tolède, mais la grande mosquée sera transformée en cathédrale très tôt, en dépit des promesses d’Alphonse VI. Dans la plupart des régions concernées, la Reconquête entraîne, immédiatement ou à l’issue de révoltes ultérieures, une forte émigration des musulmans vers le royaume nasride de Grenade ou vers l’Afrique du Nord et les déclarations rassurantes des souverains chrétiens s’expliquent davantage par un calcul opportuniste (il s’agit de retenir et contrôler désormais les fortes populations musulmanes pour mettre le pays en valeur) que par un souci de « tolérance » bien anachronique. Des communautés mudéjares (de l’arabe muddagan qui évoque, pour un animal, le fait d’être  apprivoisé, dompté ») demeurent cependant dans les huertas de Valence et de Murcie, ainsi que dans la vallée de l’Èbre. Ils constituent une main-d’œuvre agricole experte et peu exigeante. Dans ces régions, les musulmans sont à la fois plus nombreux et plus regroupés que dans la Couronne de Castille où ils sont beaucoup plus dispersés.

Les morisques sont les descendants des musulmans d’Espagne convertis de force au catholicisme. Les capitulations de Grenade de novembre 1491 avaient garanti aux musulmans le libre exercice de leur culte. Les Rois Catholiques espéraient qu’ils finiraient par se convertir mais n’envisageaient pas de les y contraindre. Mais, étant donné que les conversions étaient trop lentes et trop peu nombreuses, en 1499 le cardinal Cisneros est chargé d’accélérer le mouvement. Les mudéjares de Grenade en 1501, puis ceux de l’ensemble du royaume de Castille en 1502, furent contraints de se convertir ou de quitter l’Espagne. À Valence, les mudéjares furent baptisés de force et la mesure fut étendue à tous les musulmans de la Couronne d’Aragon en 1525. À cette date, il n’y a plus officiellement de musulmans en Espagne. La réalité est tout autre et personne n’est dupe. Les morisques restent ce qu’ils étaient : des musulmans.

Dans le nord, le centre et même en Andalousie –en dehors du royaume de Grenade- les morisques sont peu nombreux et dispersés dans de petites communautés urbaines où ils sont en voie d’assimilation. Les morisques sont surtout concentrés dans trois zones : l’Aragon, Valence et Grenade. Dans les deux premières, ils mènent une existence précaire sans chefs pour les guider et les conseiller. À Grenade, au contraire, ils ont conservé leurs élites religieuses et sociales. Partout, ils sont placés sous la domination de seigneurs qui les exploitent durement, mais les protègent contre les tracasseries de l’administration dans la mesure où ils représentent une main-d’œuvre laborieuse, docile et efficace.

En 1566 on publia à Madrid une série d’interdictions et de mesures pour contraindre la population à s’assimiler : il leur est interdit de parler arabe, de célébrer leurs fêtes traditionnelles, de porter de vêtements spécifiques… Après deux années de vaines négociations, les Morisques des Alpujarras se soulevèrent le 24 décembre 1568, tentant d’entraîner ceux de l’Albaicín. La guerre des Alpujarras avait commencé. En avril 1569, don Juan d’Autriche fut chargé de mater la rébellion. Le 1er novembre 1570, on décida d’envoyer tous les Morisques du royaume de Grenade en Castille, en Andalousie occidentale et en Estrémadure. Une première vague de 50.000 personnes fut ainsi déportée pendant l’hiver 1570-1571. On estime que 30% des Morisques moururent en route entre le 1er novembre 1570 et le printemps 1571.

Rebelión_de_Las_Alpujarras

Un thème prend de l’ampleur dans les années 1580, celui des morisques comme  ennemis de l’intérieur, prêts à faire alliance avec l’ennemi extérieur, les Turcs. L’idée d’une expulsion fait des progrès L’expulsion définitive des Morisques de la Couronne d’Aragon fut décrétée le 4 avril 1609 et celle des Morisques d’Andalousie et de Murcie prit effet le 10 janvier 1610. Au total, 300.000 personnes furent expulsées d’Espagne.  Les Morisques déportés trouvèrent refuge principalement au Nord du Maghreb. Au Maroc, ils s’installèrent surtout à Rabat, Salé, Fès et les principales villes du Nord-marocain comme Tanger, Tétouan, Chefchaouen, Asilah et Larache. En Algérie, ils s’installèrent notamment à Oran, Tlemcen, Alger, Cherchell, Nedroma, Koléa ainsi que d’autres villes. En Tunisie, les villes de Tunis et Testour sont connues pour avoir accueilli un grand nombre de réfugiés morisques.

Le travail des indigènes americains après la conquête

Pour les premiers habitants du Nouveau Monde (les «Indiens»), l’irruption des Européens a des conséquences dramatiques sur le plan démographique.

Les guerres et le travail forcé, mais plus encore les maladies comme la rougeole et la variole exterminent en quelques années les neuf dixièmes de la population. Celle-ci a été estimée à 80 millions d’âmes en 1492 et moins de 10 millions au milieu du XVIe siècle.

L’exploitation de l’Amérique par les Espagnols débute véritablement dix ans après le débarquement de Christophe Colomb sur l’île d’Hispaniola. Elle est mise en œuvre par Nicolas de Ovando, commandeur de l’ordre militaire d’Alcántara, nommé gouverneur de l’île en 1502 par les Rois catholiques.

Ovando arrive à Hispaniola à la tête de 2500 hommes. Ces conquérants ou conquistadores sont des aventuriers et nobles espagnols désargentés, généralement avides de gloire et de richesses. Pour établir son pouvoir sur l’île et récompenser ses hommes, il octroie à ceux-ci de vastes terres, avec autorité sur les Indiens qui les peuplent.

La pratique de l’encomienda, qui s’est instituée au XVIe siècle dans l’Amérique espagnole, s’inspirait de celle que suivit au Moyen Age l’Espagne à l’égard des musulmans vaincus. L’encomienda rappelle aussi une institution plus ancienne, en vertu de laquelle des paysans libres et de petits propriétaires se « confiaient » à des seigneurs puissants, leur fournissant des produits de la terre, des redevances, ou  des services personnels en échange de leur protection.

Dans les colonies espagnoles d’Amérique, la Couronne, à travers ses représentants, « confiait » (encomendar) un certain nombre d’Indiens à un colon espagnol (encomendero) en récompense de ses services : l’encomendero percevait, en or, en nature, ou en travail le tribut dû à la Couronne par les Indiens, qu’il devait en contrepartie protéger, convertir au christianisme et « civiliser ». Les encomenderos purent ainsi se procurer de la main-d’œuvre pour exploiter leurs mines et leurs terres. A l’encontre des intentions royales, les Indiens, malgré tout considérées comme libres, furent dépossédés de leurs terres et pratiquement réduits en esclavage.

Les encomienderos et leurs contremaîtres ont vite fait de contourner les lois et règlements. Ils oppriment leurs Indiens, et les traquent sans merci lorsqu’ils s’enfuient de leurs villages. Le système d’encomienda va s’étendre à l’ensemble du continent sud-américain au fur et à mesure de la progression des conquistadores.

En réaction contre les excès de la colonisation s’élèvent les voix des Dominicains. Le premier à protester est Antonio Montesinos, en 1511. Il n’hésite pas à refuser les sacrements aux encomienderos indignes et à les menacer d’excommunication. Il est rappelé en Espagne mais obtient de la Couronne la promulgation des lois de Burgos en 1512, qui imposent de meilleures conditions de travail pour les Indiens.

Ces lois ne sont pas mieux respectées que les précédentes. Alors s’élève à son tour la voix de frère Bartolomeo de Las Casas, qui participa à la colonisation avant de se dévouer à la protection des Indiens. Il est l’inventeur des droits de l’Homme. Il obtient la promulgation en 1542 de lois nouvelles, les Leyes nuevas, qui exigent des vice-rois du Pérou et des tribunaux de Lima et de Guatemala de sévir contre les abus des encomienderos et de ne plus attribuer de nouvelles encomiendas. Il s’ensuit une révolte des encomienderos et même la mort du premier vice-roi du Pérou…

Le système va peu à peu décliner et disparaître au XVIIIe siècle, non sans avoir au passage ruiné les structures sociales traditionnelles des Indiens.

L’Inquisition

« Il n’est guère, dans l’histoire de l’Europe, d’institution qui ait autant impressionné les esprits que l’Inquisition espagnole. Jusqu’à présent, ce nom est resté synonyme de cruauté, de fanatisme et d’obscurantisme. » (Marc Zuili, Société et économie de l’Espagne au XVIe siècle, Paris, 2008)

L’Inquisition médiévale et l’Inquisition espagnole

Des tribunaux inquisitoriaux existaient dans toute l’Europe depuis le Moyen Âge.  L’Inquisition, le bras armé de l’Église dans la répression de l’hérésie, avait été fondée au XIIIe siècle pour éradiquer le catharisme dans le Sud de la France, à la suite de la Croisade contre les Albigeois. Elle s’implanta dans le royaume d’Aragon, mais pas en Castille ni au Portugal. Très active en sus débuts, cette Inquisition médiévale perdit rapidement de son dynamisme, freinée par les États qui ne voyaient pas d’un bon œil des juges pontificaux agir librement sur leur territoire. Car elle était en droit un tribunal romain totalement soumis au pouvoir pontifical.

L’Inquisition espagnole avait vu le jour en 1478 à la demande des Rois catholiques eux-mêmes, qui souhaitaient réaliser ainsi l’unité non seulement politique, mais aussi et surtout religieuse de leurs États. Ils obtinrent des conditions qui sauvegardaient la juridiction royale : si le Souverain Pontife restait le chef suprême de l’institution, il déléguait la quasi-totalité de ses pouvoirs à un Inquisiteur général, choisi par les souverains. Le système devait paraître satisfaisant à Ferdinand, puisqu’il l’étendit aux territoires de la Couronne d’Aragon, où l’Inquisition nouvelle remplaça le tribunal médiéval, faisant ainsi du Saint-Office l’une des très rares institutions communes aux deux parties de la Monarchie.

Des cibles changeantes

L’Inquisition espagnole avait pour objectifs essentiels la défense de la foi catholique et la lutte contre toutes les hérésies. Le premier tribunal fut installé à Séville, en 1480. Rapidement, une vingtaine d’autres se créèrent qui couvraient l’ensemble du territoire de l’Espagne. L’Inquisition consacra les premières années de son existence à poursuivre les faux conversos. Il s’agissait de juifs qui, pour ne plus souffrir de l’antisémitisme ou, quelques années plus tard, pour échapper au décret d’expulsion qui les frappa en 1492, s’étaient apparemment convertis au catholicisme, mais néanmoins continuaient à pratiquer leur religion d’origine, à laquelle ils étaient restés. Ce fut une époque terrible. Plusieurs centaines, plusieurs milliers de personnes peut-être, furent brûlées en autodafé. Plusieurs dizaines de milliers furent « réconciliées », réintégrées dans le sein de L’Eglise, moyennant pénitence publique et confiscation de leurs biens ou forte amende. Tout ceci, d’ailleurs, au profit de l’État, qui encaissait les sommes ainsi perçues et se contentait de rétrocéder aux inquisiteurs l’argent nécessaire à leur entretien.

À partir de 1517, date du début de la Réforme, les tribunaux inquisitoriaux se mirent à poursuivre les protestants, qui, il faut le reconnaître, ne furent pas très nombreux en Espagne. À partir de 1525, l’Inquisition espagnole s’en prit aux alumbrados (ainsi nommés car ils se disaient directement éclairés par l’Esprit divin) qui niaient toute médiation spirituelle entre Dieu et les hommes et refusaient bon nombre de pratiques du catholicisme.

L’Inquisition se tourna aussi vers les morisques, qui furent pour elle la grande affaire entre 1530 et 1610. En 1501, l’islam était donc presque intact et les morisques que l’on baptisait de force restaient tout aussi musulmans qu’auparavant. L’assimilation ne se produisait toujours pas. En 1609, la Monarchie décida une mesure radicale : l’expulsion. À nouveau, l’Inquisition perdait une de ses raisons d’être, mais elle n’en désarma pour autant. Elle fut utilisée pour surveiller des immigrants portugais, marchands, industriels et banquiers, souvent d’origine juive.

Depuis les années 1530, L’Inquisition consacrait une grande partie de son énergie à la poursuite d’individus qui n’appartenaient à aucune des minorités religieuses ci-dessus mentionnées, des « vieux-chrétiens ». Elle s’est attachée à lutter contre la sorcellerie, la sodomie, la bigamie, le blasphème,  certaines conduites des prêtres…

L’Inquisition fut abolie définitivement en Espagne le 15 juillet 1834.

L’organisation de l’Inquisition

L’Inquisition espagnole était une institution très hiérarchisée. Au sommet, l’organe central de cette institution, le Conseil Suprême de l’Inquisition (Consejo de la Suprema y General Inquisición –parfois appelé la Suprema) était présidé par un Inquisiteur général. Il s’agissait en fait d’un conseil de gouvernement, au même titre que les autres conseils administratifs. Au niveau local, chacune des principales villes possédait un tribunal inquisitorial autonome, composé de deux inquisiteurs, un assesseur, d’un officier de police (alguacil), et d’un procureur (le fiscal), ainsi que de tout un personnel subalterne. Enfin, à la base de cette stricte hiérarchie, se trouvaient les « familiers de l’Inquisition » : ces derniers étaient de dénonciateurs bénévoles et laïques qui s’engageaient à traquer les hérétiques et à les livrer aux tribunaux su Saint-Office. On estime qu’ils étaient environ 20000 au XVIe siècle, ce qui représente un effectif important

Les revenus de l’Inquisition provenaient principalement des confiscations des biens des condamnés, en effet, si un hérétique ne se repentait pas de ses erreurs, il était remis au bras séculier (relajado al brazo seglar) et brûlé à l’issue de l’autodafé. S’il se repentait, il était reconciliado avec l’Eglise, il était soumis à une pénitence, mais il ne retrouvait pas ses biens.

La procédure inquisitoriale

La procédure inquisitoriale comportait trois phases : le temps de grâce, le procès, la sentence. La première phase, dite du temps de  grâce, débutait lorsque les inquisiteurs s’installaient dans une ville. Les hérétiques étaient invités, dans un délai de trente à quarante jours, à se présenter devant eux pour se dénoncer ou en dénoncer d’autres. Cette procédure entraînait d’innombrables dénonciations, d’autant plus que les noms des délateurs restaient secrets. Les accusés d’hérésie étaient emprisonnés dans les prisons secrètes de l’Inquisition jusqu’au procès et on leur confisquait tous leurs biens afin de payer leur pension quotidienne dans les geôles dites de miséricorde. L’accusé ne savait pas le motif de son arrestation, il était présumé coupable et devait prouver son innocence. Lorsque le procès s’ouvrait, le fiscal dressait un acte d’accusation qui était lu, puis il invitait l’accusé à confesser ses erreurs. Si ce dernier ne s’exécutait pas, il pouvait être torturé.

Selon la gravité du crime commis, la sentence débouchait sur des peines plus ou moins sévères. Les moindres d’entre elles étaient le paiement d’une amende ou la condamnation à porter un vêtement d’infamie, le sambenito. L’échelle des peines se poursuivait par l’emprisonnement, ou l’assignation aux galères. La peine maximale pour les condamnés qui persistaient dans leur hérésie était la condamnation à mort sur le bûcher. Quelle que soit la sentence, le jugement s’achevait sur une dénonciation publique et spectaculaire, entourée d’un cérémonial rituel : l’autodafé (ou auto de fe).

La fin de l’hégémonie de la monarchie hispanique. La paix de Westphalie

Au XVIIe siècle, la famille des Habsbourg impose sa puissance en Europe. Les Habsbourg d’Espagne règnent sur des territoires étendus notamment grâce à leurs colonies d’Amérique. Ils possèdent aussi de redoutables armées qui leur permettent de dominer l’Europe. Les Habsbourg d’Autriche, quant à eux, possèdent le titre d’empereur du Saint-Empire romain germanique.

Cependant cette domination est contestée et les guerres son nombreuses. La guerre de Trente Ans (1618-1648) s’inscrit dans le prolongement des guerres de religion qui ont opposé les princes protestants et catholiques au sein même du Saint-Empire, et de l’affrontement entre la France et les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche, qui avaient marqué le siècle précédent.

Lorsqu’en Bohême, le roi Ferdinand II décide de restreindre les libertés religieuses, les princes protestants réagissent énergiquement : les gouverneurs royaux sont défenestrés, le roi est destitué et remplacé par l’Electeur palatin Frédéric V, calviniste et chef de l’Union évangélique. Ferdinand, élu empereur, riposte en déclenchant les hostilités militaires. Avec l’appui du roi d’Espagne, l’empereur parvient à soumettre la Bohême qui perd ses libertés à la suite de la défaite protestante à la bataille de la Montagne Blanche, près de Prague (1620)

En 1621, l’Espagne, reprend la guerre contre les Provinces-Unies. Les États protestants du nord de l’Allemagne, se sentant menacés par les catholiques, font appel au roi du Danemark Christian IV. Mis en échec, celui-ci est contraint de signer la paix de Lübeck en 1629. Puis l’empereur oblige les princes protestants à rendre à l’Église catholique les biens qu’ils lui avaient confisqués. Les succès des Habsbourg catholiques ne font qu’accroître l’hostilité de leurs rivaux confessionnels et de leurs adversaires politiques.

Soutenue financièrement par la France catholique, la Suède protestante entre en guerre afin de soutenir les reformés allemands. Après avoir remporté quelques brillantes victoires, le roi de Suède Gustave II Adolphe meurt sur le champ de bataille à Lützen. La France choisit alors d’entrer ouvertement dans le conflit contre les Habsbourg du Saint-Empire et d’Espagne, et remporte d’importants victoires (Rocroi, Lens) qui contraignent le nouvel empereur, Ferdinand III, à signer la paix en 1648 et marquent la fin de l’hégémonie espagnole en Europe.

Les négociations prennent la forme d’un grand congrès européen et durent quatre ans. Elles se déroulent à Münster et à Osnabrück, en Westphalie, province d’Allemagne. Parvenant à ses fins, la France démantèle l’édifice stratégique hispano-germanique et établit l’équilibre de forces sur lequel se fonde le nouvel ordre européen. L’Espagne perd sa suprématie au profit de puissances nouvelles : la France, la Hollande, l’Angleterre.

À Münster, l’Espagne reconnaît l’indépendance de la Hollande à laquelle elle laisse le droit de fermer les bouches de l’Escaut ; cela signifie la ruine d’Anvers et le triomphe d’Amsterdam comme place de commerce. L’autorité de l’empereur est dorénavant strictement limitée par rapport aux États de l’Empire, qui deviennent des territoires souverains. La liberté de culte est partout réaffirmée. L’équilibre issu du traité de Westphalie (1648) se modifie donc à l’avantage de la France et Louis XIV.

Après les traités de Westphalie, l’Espagne continue la guerre contre la France, car elle espère conserver l’unité politique de la péninsule Ibérique en reconquérant la Catalogne et le Portugal. Elle obtient satisfaction sur le premier point, non sans concessions. Par le traité des Pyrénées (1659), elle cède à l’Angleterre la ville de Dunkerque et la Jamaïque et à la France l’Artois, le Roussillon et la Cerdagne. En revanche, en 1668, elle doit reconnaître l’indépendance du Portugal.

Les décrets de Nueva Planta et la fin du foralismo

La guerre de succession

À la mort de Charles II, dernier monarque de la branche hispanique des Habsbourg, deux successeurs potentiels s’affrontaient : la famille des Bourbons de France, et l’archiduc Charles, un Habsbourg d’Autriche. Tous deux descendaient d’une fille de Philippe IV. Charles II, par son testament, laissa ses royaumes au duc d ‘Anjou, Philippe, Philippe V d’Espagne, un petit-fils de Louis XIV qui ne devait pas, en principe, hériter du trône de France. Il comptait sur la puissance française pour garantir l’unité de la Monarchie. En fait, l’Europe entière se ligua pour empêcher la création d’un axe Paris-Madrid et livra à Louis XIV une guerre très dure pour qu’il oblige Philippe V à renoncer à l’Espagne (Guerre de Succession, 1702-1713).

Les événements dans la péninsule ne se comprennent que dans ce cadre. Les pays de la Couronne d’Aragon, Catalogne en tête, choisirent le parti de l’archiduc. Philippe, en revanche, put compter sur la Castille. A l’issue d’une guerre civile où intervinrent, des deux côtés, des corps expéditionnaires étrangers, marquée par ses victoires à Almansa (1707) et Villaviciosa (1710), il conserva son royaume au traité d’Utrecht (1713). Il reprit d’assaut Barcelone (1714), puis Majorque (1715).

La réorganisation de l’État

Ces premières années du XVIIIe siècle marquent une étape fondamentale dans la constitution de l’Espagne telle que nous la connaissons, tout aussi importante que la réunion opérée par Ferdinand et Isabelle. A deux titres. D’une part, la paix d’Utrecht démembre la vieille monarchie, qui perd les Pays-Bas méridionaux et toutes ses possessions italiennes (passant pour l’essentiel à l’Autriche). Territorialement donc, elle ne comprend plus que deux blocs, nettement différenciés : des territoires européens, qui correspondent presque exactement à ses frontières actuelles –Gibraltar a été occupé par les Anglais en 1704 ; un empire colonial en Amérique et aux Philippines, qui jouit d’un régime particulier. L’amputation à laquelle a été soumise, la perte de ses possessions méditerranéennes surtout, dont certaines relevaient de la Couronne d’Aragon depuis quatre siècles au moins, fixe enfin sur la carte les limites de l’entité à laquelle nous sommes habitués.

D’autre part, la guerre fournit à Philippe V l’occasion d’unifier les territoires hispaniques. Le rassemblement crée par les Rois Catholiques consistait en une juxtaposition de territoires dont chacun gardait sa personnalité juridique, ses lois, son organisation financière, sa monnaie, ses privilèges et « fors », parfois même son organisation militaire. La seule unité venait de la communauté de souverain, de la présence de quelques organismes communs de gestion et de l’installation d’hommes de confiance du monarque aux postes clefs, qui permettaient de tenir en main chacun des pays concernés. Philippe V, usant du droit de conquête, réalisa, à quelques réserves près, l’unité administrative du royaume, en imposant le droit et les institutions castillanes aux pays de la Couronne d’Aragon. Ces dispositions, qui s’échelonnèrent de 1707 à 1715, sont connues sous le nom de Nueva Planta, la « Nouvelle organisation ».

Les territoires de la Couronne d’Aragon perdent ainsi leur spécificité. Leurs Cortès disparaissent et les représentants de l’Aragon, de Valence et de la Catalogne siègent maintenant à côté de ceux de la Castille dans les Cortès générales. Les vice-rois sont remplacés par des capitaines généraux qui reçoivent des pouvoirs accrus et président de droit les audiences, institutions originales qui sont plus que de cours de justice puisqu’en principe elles sont associées à l’administration des territoires. En fait, le capitaine général concentre l’essential des pouvoirs. La fiscalité aussi change. Sont supprimées les douanes entre la Castille et l’ancienne Couronne d’Aragon.

Mais les provinces basques et la Navarre, loyales à la cause des Bourbons, ont conservé leurs statuts. La Navarre conserve ses Cortès et les provinces basques leurs assemblées représentatives. Entre ces territoires et le reste de l’Espagne subsistent des postes de douane. La frontière suit, en gros, le cours de l’Èbre, si bien que le pays Basque apparaît comme une sorte de zone franche, les provinces exemptées, soumises à un régime juridique, politique et douanier différent.

Le siècle des Lumières

Le repliement sur soi

Dans la première moitié du XVIe siècle, l’Espagne est largement ouverte aux influences extérieures. La pensée d’Érasme connaît dans la péninsule un vif succès jusqu’au milieu du XVIe siècle, en dépit des critiques que lui adressent les milieux conservateurs. Cependant, à partir de 1550, les disciples du maître de Rotterdam ont de gros ennuis avec l’Inquisition et leurs œuvres sont mises à l’Index. On reproche à Erasme le peu de cas qu’il fait des pratiques extérieures en religion et on l’accuse d’être un fourrier de Luther.

En 1555 l’Inquisition découvrit à Séville, puis à Valladolid, deux foyers philo-protestants. Il s’agissait de groupes restreints appartenant à l’élite du clergé local et de la Cour. Entre 1599 et 1562, en divers autodafés plus de soixante personnes furent brûlées. Une intense campagne de propagande, menée à ce propos par l’Inquisition et le clergé, assimila luthéranisme et ennemis de l’Espagne. Cette répression marque un tournant. Beaucoup, dans les élites, prennent conscience que l’unité religieuse du pays ne peut être préservée qu’au prix d’un filtrage soigneux des influences extérieures. En 1559, Philippe II interdit aux étudiants espagnols de fréquenter les universités étrangères, sauf Rome et Bologne. À partir de 1550, l’Inquisition et l’État mettent sur pied un système de contrôle de la production écrite qui se traduit par la publication de listes de livres interdits, les Index. D’abord réservés aux ouvrages qui attaquent directement la foi ou la morale, ces index comprennent des ouvrages scientifiques dès la fin du XVIe siècle.

C’est ainsi que l’Espagne rata la révolution scientifique du XVIIe siècle. Les nouvelles branches du savoir, mathématiques, physique, ne sont guère cultivés. L’Espagne s’enferme dans la théologie et la morale. Même dans ces domaines, sa pensée perd toute vitalité. Les auteurs s’en tiennent, avec une fidélité stérile, à la doctrine de leurs prédécesseurs, qu’ils placent sous le patronage prestigieux d’Aristote. Ils se répètent les uns les autres, de plus en plus détachés du mouvement européen.

Les Lumières

Rien n’est plus faux que de réduire le mouvement des Lumières en Espagne à ses dimensions culturelles. Il a un aspect social et politique évident. Dès la fin du XVIIe siècle, des cercles « novateurs » se réunissent dans plusieurs villes. Ils attaquent de plus en plus ouvertement « l’aristotélisme » des traditionalistes, lisent Descartes, étudient les mathématiques et la médecine. Depuis 1726, le bénédictin Benoît Feijoo, professeur à l’université d’Oviedo, publie son Théâtre critique, puis ses Lettres érudites, dans lesquels il divulgue la pensée scientifique européenne  et la méthode expérimentale, en s’inspirant surtout de Francis Bacon. Il contribue largement à faire prendre conscience aux classes éduquées espagnoles qu’une nouvelle culture est née en Europe et qu’elle ne signifie pas nécessairement l’abandon des croyances de l’Église.

Feijoo jouit de l’appui entier de l’État. Très vite, en effet, la monarchie s’engage en faveur du mouvement de rénovation culturelle. Elle favorise systématiquement une révision critique de l’histoire du pays : des érudits officiellement commissionnés par le gouvernement démontrent la fausseté d’une multitude de légendes pieuses et s’en prennent même au mythe les plus sacré : la tradition qui affirme la présence de saint Jacques en Espagne. L’État développe une nouvelle culture juridique ; il promeut de nouvelles conceptions en économie politique, fondées sur le devoir qu’ont les rois d’assurer le bonheur de leurs sujets par l’aménagement de l’espace, la mobilisation des ressources humaines et physiques mal employées. D’un même mouvement, il parle de mettre au travail les oisifs et de mettre sur le marché les biens de mainmorte sous-exploités, majorats, biens d’Église et terres municipales.

La monarchie emploie les intellectuels porteurs de cette idéologie dans l’administration, à des postes élevés. Elle favorise la création, dans tout le pays, de clubs de réflexion, les Sociétés Économiques des Amis du pays. S’y réunissent des ecclésiastiques, des fonctionnaires, des membres de la bourgeoisie et de la noblesse locale. On y débat d’aménagements possibles, de créations d’industries, de nouvelles techniques agricoles. On rédige des mémoires, on recense les ressources locales, on correspond avec les autres Sociétés. Ces groupes servent de relais aux idées nouvelles.

Les Lumières, en Espagne, se développent donc sous l’égide de l’État. Elles progressent beaucoup à la fin du XVIIIe siècle : la littérature « philosophique » circule dans le pays et la connaissance des idées modernes est infiniment supérieure à ce qu’elle était auparavant. Plusieurs milliers de personnes ont été touchées par l’esprit nouveau. Mais, si elles détiennent les postes de commandes de l’appareil d’État, de l’Eglise, elles sont loin d’avoir crée autour d’elles un mouvement de fond capable d’entraîner la société entière à leur suite, comme c’est le cas en France. Elles restent menacées. L’Inquisition a perdu beaucoup de son pouvoir et ne réussit pas à empêcher la diffusion des livres étrangers, mais elle existe encore. En 1778, elle condamne à la réclusion dans un couvent Pablo de Olavide, l’un des représentants les plus en vue de l’idéologie nouvelle. Cela ne fait que renfoncer l’engagement des intellectuels modernistes aux côtés de la Monarchie, leur seul défenseur. Or, à partir de 1789, celle-ci, inquiète des troubles qui secouent la France, prend ses distances à leur égard, les privant de leur meilleur atout.

Il est des domaines, surtout, qui de tout temps restent strictement interdits aux audaces de l’esprit. Il est évidemment exclu de mettre en question le pouvoir absolu du souverain. Rien n’est plus étranger au mouvement des Lumières espagnol que la démocratie, l’idée que le peuple pourrait avoir son mot à dire dans les grandes décisions : on s’occupe de son bonheur, mais ce n’est pas à lui d’en décider. Il est exclu également de mettre en question ces fondements de la société d’Ancien Régime que sont la noblesse et le clergé : on veut les réformer dans leur recrutement et leur comportement, les placer au service du roi, mais il reste évident pour tous que le pays ne peut être gouverné que par l’intermédiaire d’une petite élite clairement séparée du reste. Il est hors de question de toucher en quoi que ce soit au dogme catholique ni à la position éminente de cette religion. Les tensions avec la papauté, les attaques contre les ordres religieux, le souci de réforme de pratiques, ne doivent pas masquer une réalité profonde : personne n’est prêt à renoncer au monopole qu’elle exerce dans le pays. Les hommes des Lumières, les ilustrados, sont profondément catholiques.

La seigneurie

La seigneurie est pratiquement universelle dans l’Espagne moderne. On distingue traditionnellement diverses catégories de seigneurs : le roi, seigneur de domaine royal (le realengo), les institutions ecclésiastiques séculières (señorío eclesiástico), les couvents (abadengo), les ordres militaires, les seigneurs laïques (señorío lego). Des villes peuvent être seigneurs de terres fort étendues, tout en étant elles mêmes vasalles (c’est le mot qu’on emploie) d’un autre seigneur. Seule compte, dans les faits, la distinction entre domaine royal et les autres classes.

En Espagne, comme dans toute société d’Ancien Régime, il convient de différencier deux notions : la propriété foncière (possession d’une terre que l’on peut eventuellement faire exploiter par autrui) et la propriété juridictionnelle (terre sur laquelle on exerce certains droits sans pour autant en être propriétaire) Trois cas de figure sont possibles :

  • Le seigneur possède la terre, mais sans juridiction : il n’a pas le droit de rendre la justice et de désigner les magistrats locaux.
  • Il a la juridiction sur un territoire, mais pas la propriété du sol.
  • Il possède à la fois la terre et la juridiction ; c’est le cas le plus fréquent.

Un seigneur peut parfaitement ne pas être propriétaire d’un pouce de terrain sur sa seigneurie. Ce qu’il possède, c’est un ensemble de droits, variable selon les lieux : droits de justice, y compris, dans beaucoup de cas, la haute justice ; nomination des officiers municipaux, souvent de la municipalité elle-même, parfois de notaires ; droit d’usage, concurremment avec les habitants, des terres municipales (droits de pâture sur les terres communales pour entretenir des troupeaux considérables) ; droit de patronage sur l’église et un certain nombre de bénéfices ; souvent un pourcentage des dîmes ; parfois, une participation au produit des impôts royaux levés sur ses terres, notamment  de l’alcabala. Il nomme, dans tous les cas, un corregidor –sur les terres seigneuriales on l’appelle plutôt alcalde majeur-  qui préside le corps municipal et rend localement la justice en son nom. Il dispose de fait, lorsqu’il est un grand seigneur, de l’appel des affaires criminelles et civiles, bien que les juristes du roi en revendiquent le monopole pour ses chancelleries. Même si cela n’est pas essentiel à la seigneurie, il est souvent propriétaire de larges extensions de terres.

Tout cela finit par donner au seigneur un pouvoir considérable au niveau local et par représenter des sommes importantes. Le seigneur exerce sur ses terres un patronage multiforme qui lui permet de se constituer une clientèle. Il lie de fidélités par l’attribution des places qui relèvent de lui, par le recrutement de serviteurs et d’agents pour la gestion de ses biens ; procureurs, secrétaires, avocats, intendants. Souvent influent à la Cour, il met ses relations au service de la communauté pour la protéger des impositions excessives, du logement des gens de guerre ou des incursions des juges royaux. La condition seigneuriale implique un devoir de protection, d’aide et de charité, fort onéreux. On verra, au XVIIe siècle, des agglomérations seigneuriales prospérer par immigration en provenance des terres royales. Les conflits ne manquent certes  avec les « vassaux », mais il serait faux de s’imaginer un régime seigneurial unanimement haï.

La seigneurie n’est pas essentielle à la noblesse. On peut être seigneur sans être noble et noble sans être seigneur. Les deux notions sont cependant liées, et au cours de leur ascension sociale, de nombreux individus en mal d’anoblissement essayeront d’acquérir des seigneuries. A l’époque qui nous occupe, le marché était restreint, la plupart d’entre elles étaient mises en majorat. Le roi vendra de nombreuses seigneuries, taillées dans les terres de son domaine ou dans celles des ordres militaires, à des particuliers.

Le roi conserve légalement un droit d’intervention sur les terres seigneuriales. Il y lève ses impôts, sauf ceux qu’il a explicitement cédés, ses lois s’y appliquent, sauf celles auxquelles la constitution de la seigneurie a explicitement dérogé. Ce sont ses tribunaux qui jugent les conflits entre les habitants et le seigneur. Il est, enfin, en mesure d’exercer des pressions considérables sur ce dernier pour l’obliger à exécuter sa volonté. Les juristes du roi défendent la théorie selon laquelle toutes les seigneuries n’existent que par délégation contractuelle du souverain. C’est historiquement faux pour les seigneuries immémoriales, antérieures à notre époque. On justifiera cependant ainsi l’abolition du système au début du XIX e siècle : toutes les seigneuries privées redeviendront, légalement, terres du roi par révocation des contrats supposés.

Caractéristiques de l’Ancien Régime

La société

Au même titre que ses contemporaines, la société espagnole est une société d’ordres. Les penseurs, en effet, répètent qu’elle se compose de trois groupes : ceux qui se battent, ceux qui prient, ceux qui travaillent. Les Cortes de Castille, celles des royaumes de la Couronne d’Aragon, sont organisées sur la base de trois « bras », bras militaire, clergé et villes.

Mais cette tripartition, qui n’est évidemment pas propre à l’Espagne, pose des questions sur son inadéquation à la réalité sociale aux théoriciens, qui débouchent, comme en France, sur la notion de « corps » multiples, chacun avec sa fonction, chacun muni de son droit propre, qui s’agencent les uns par rapport aux autres dans un tout qui se veut harmonieux.

  • Il y a une multitude de groupes : les ordres religieux, les villes, les communautés rurales, les corps de métiers, les établissements scolaires (universités…)
  • Société de corps dans la mesure où chacun hérite de la condition de son père où cette continuité familiale n’est pas seulement une question de fait, mais aussi de principe.
  • Société de corps, puisque l’appartenance sociale implique des droits et des devoirs différents pour chacun. La personne n’a pas de droits individuels, mais elle est bénéficiaire de ceux de son groupe social.
  • Société de corps, enfin, par sa très forte hiérarchisation. Comme partout, on constate l’existence de cette « cascade de mépris » qui fait que l’aristocrate dédaigne le caballero, le caballero le financier, celui-ci le boutiquier et ce dernier le domestique ou le valet de ferme. À l’inverse, l’aspiration à s’élever, à changer de condition par tous les moyens est unanime.

La Politique

Comme tous les souverains d’Europe occidentale, le roi d’Espagne se proclame absolu : chargé par Dieu du « bien commun » de la collectivité, il est, pour  ce faire, placé au-dessus de toute autorité humaine ; responsable devant la seule divinité, il fait et défait la loi humaine au gré des circonstances, et suspend son application dans des cas particuliers. Le roi est un personnage sacré.

Comme partout cependant, le pouvoir du roi connaît des limites. Sur le plan des principes d’abord. Il ne peut désobéir le droit naturel : il ne doit pas confisquer sans motif légitime les biens de quiconque ni le priver de sa vie ou de sa liberté. Le roi doit respecter les libertés, les fors, du « royaume », les libertés de l’Église.

La religion a un rôle très important comme instance de légitimation de la politique royale. Les ecclésiastiques occupent une place capitale parmi les agents de la monarchie ; de tout temps les membres du clergé furent considérés par la monarchie comme des alliés naturels, au nom de leur objectif commun : assurer le règne de la justice parmi les hommes.

L’Economie

La prépondérance de l’agriculture, son poids déterminant dans la production. Les techniques ont peu progressé, et les productivités sont faibles. L’essentiel c’est la production des «grains», ces céréales qui sous forme de bouillies, de galettes et de pain donnent la base de l’alimentation. Que la céréale de base vienne à manquer par suite d’une série d’intempéries, et la catastrophe éclate: la disette s’étale entraînant l’augmentation du prix du pain. Mais, malgré les incertitudes de la production, malgré la médiocrité d’ensemble, la terre reste le gage le plus solide, le signe de la fortune et de la puissance.

La haute noblesse, les familles anciennes surtout, ont accumulé des propriétés immenses, réparties dans tout le pays, qui se comptent en milliers, voire en dizaines de milliers d’hectares affermés.

L’Église lève pour son entretien un impôt spécial sur les récoltes, la dîme, variable selon les évêchés, aux alentours de 10%.

Les biens inaliénables, placés en majorat ou au nom de l’Église, ou encore biens collectifs des municipalités sont dits biens de mainmorte civile ou ecclésiastique.

  • Le majorat (mayorazgo): institution, datant du Moyen Âge et codifiée en 1505 par les lois de Toro, qui permettait à tout individu de réserver à l’un de ses enfants –l’aîné, le plus souvent- la plus grande partie de son héritage et d’empêcher ainsi le morcellement de ses biens et en particulier de son patrimoine foncier. Le majorat ainsi fondé était réputé inaliénable et se transmettait intégralement de génération en génération : il était ainsi le garant de la continuité du lignage.
  • La mainmorte : procédé qui permettait aux monastères, couvents et autres communautés religieuses d’obtenir, au moyen d’achats ou de donations, des biens-fonds qui, une fois entrés dans le domaine de l’Église, ne pouvaient plus être aliénés.
  • Les terres communales : des terres municipales à usage collectif. Parmi ces espaces, on distinguait les dehesas et cotos, terrains clos destinés au pacage des bêtes, les montes, ou bois communautaires, les propios¸ biens communaux qui étaient affermés à des particuliers par les municipalités et constituaient de ce fait une source de revenus pour la commune. Malgré leur caractère inaliénable, les espaces communaux firent l’objet de multiples convoitises.

Bref, en matière économique, l’Ancien Régime est caractérisé en particulier par l’existence de propriétés inaliénables (propiedades vinculadas), par l’interventionnisme de l’État qui a le pouvoir de fixer le prix des produits et par la réglementation du travail au sein des corporations (gremios).