Absolutisme et libéralisme (1808 – 1868)

Chronologie 1808 – 1868

La crise de l’Ancien Régime

  • La guerre d’Indépendance (1808-1814)
  • Les Cortes de Cadix (1810 -1814)

Le règne de Ferdinand VII (1814-1833)

  • 1814 – 1820 : La première restauration absolutiste. Le retour du roi implique l’abolition de l’œuvre constitutionnelle et une implacable répression visant, plus encore que les afrancesados, les libéraux tenus pour des révolutionnaires et des ennemis du monarque.
  • 1820 – 1823 : Le Triennat Libéral (ou Constitutionnel). La scission entre libérauxmodérés et libéraux plus radicaux (les exaltados). L’opposition absolutiste se renforce et prend les armes contre le régime.
  • 1823 – 1833 : La deuxième restauration absolutiste (l’ignominieuse décennie, ominosa década). Abolition de l’œuvre du Triennat, déclenchement de la répression. Développement de forces ultra-absolutistes groupées autour de Don Carlos, frère du roi, qui, à la mort de celui-ci prétendra à la couronne.

Le règne d’Isabelle II(1833 – 1868)

  • 1833 – 1843 : Les régences. Marie-Christine(1833-40), le général Espartero (1840–43). La première guerre carliste. La Desamortización de Mendizábal
  • 1843 – 1854 : La première partie du règne d’Isabelle II. (la décennie modérée)
  • 1854 –1868 : La deuxième partie du règne d’Isabelle II. Le bienio progressiste (1854-56).La Desamortización de Madoz. Gouvernements modérés et d’Union libérale.
  • La Révolution de Septembre 1868 : « La Gloriosa »

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La Guerre d’indépendance espagnole

La guerre d’Independence est, tout à la fois, une guerre de libération qui ne prendra fin qu’avec le rejet de l’armée d’invasion hors des limites du territoire national, un conflit dynastique (la monarchie fernandine face à la monarchie « joséphine ), une guerre internationale (avec implication directe des Français, des Anglais et des Portugais), un conflit armé à l’ancienne (avec de grandes batailles en terrain découvert et des sièges de villes), une guerre populaire, notamment à travers la guérilla, une guerre civile (entre patriotes et afrancesados), une « croisade » conduite par l’Église pour la défense du catholicisme menacé par de nouveaux infidèles, un affrontement idéologique entre les partisans de l’Ancien Régime et les réformateurs, et, enfin, une révolution politico-institutionnelle, devant déboucher sur l’implantation du nouveau régime conçu par les libéraux.

Origines : la crise monarchique espagnole et l’occupation française

Après l’arrivée de la nouvelle dynastie au commencement du XVIII siècle la politique extérieure de l’Espagne tourne autour de la France, car pour les deux royaumes L’Angleterre représente l’ennemi principal : c’est la politique des « Pactes de Famille ».

À la suite de la Révolution française, l’Espagne rompt avec cette longue tradition diplomatique et fait alliance avec l’Angleterre, sa vieille ennemie. La guerre contre la Convention française (1793) finit par une défaite espagnole. En 1795, Godoy (Premier ministre, nommé à l’occasion prince de la Paix…) et le Directoire signent la Paix de Bâle qui met fin à la guerre. Après le traité de San Ildefonso signé 1796, L’Espagne est une fidèle alliée de la France et c’est avec elle qu’elle subit les terribles défaites de Saint-Vincent (1797) et de Trafalgar en 1805. Ce désastre lui ôtant tout espoir d’envahir l’Angleterre, Napoléon décide de la frapper en ruinant ce qui concourrait le plus à sa puissance : son commerce international. L’imposition d’un blocus continental à l’ensemble de l’Europe finirait, pensait-il, par mettre à genoux son irréductible adversaire en l’asphyxiant. La mise en œuvre de cet embargo impliquait une occupation du Portugal qui était inféodé à Londres. Lisbonne ne pouvant plus être atteinte par voie maritime, il faudrait traverser l’Espagne, et donc s’assurer de lignes logistiques et de communications sûres au travers de ce pays.

Le Traité de Fontainebleau, établi entre l’Espagne et la France (octobre 1807) prévoyait l’occupation du Portugal et sa division en trois parts : le Nord irait à la reine d’Étrurie ; le Sud pourrait être attribué à Godoy qui prendrait le titre de prince des Algarves; les provinces restantes ainsi que les territoires d’outre-mer feraient l’objecte d’une division par un futur accord.

Le faible et impopulaire roi d’Espagne Charles IV accepte que le général français Junot traverse son royaume pour châtier les Portugais. Napoléon commence alors à se mêler des affaires espagnoles. Sous prétexte d’envoyer des renforts à Junot, il fait entrer en Espagne une armée commandée par Murat. Diverses places de la Navarre et de la Catalogne sont occupées.

Le 17 mars 1808 une émeute éclate à Aranjuez. Le peuple souhaite le renvoi de Godoy à qui il reproche d’être le responsable de tous les malheurs du royaume.  Certains ont vu dans le déclenchement de cette manifestation le résultat du travail de sape que Ferdinand et ses amis avaient entrepris pour exciter le peuple contre Godoy. Cédant à la pression populaire le roi destitue le Premier ministre et lui retire tous ses titres. Mais, estimant que c’est le seul moyen qui lui reste de calmer la plèbe excitée, le roi Charles IV décide d’abdiquer en faveur de Ferdinand, qui devient Ferdinand VII. Deux jours après, la calme revenue, Charles IV se met à regretter d’avoir abandonné si hâtivement le pouvoir et commence à rechercher les moyens de revenir sur son abdication. Finalement il sollicite l’intervention de l’Empereur pour être rétabli dans ses droits.

Napoléon convoque le père et le fils à la conférence de Bayonne (avril-mai 1808). Voyant l’état de décrépitude et de décadence de la monarchie espagnole, l’Empereur croit pouvoir confisquer aisément la couronne des Bourbons de Madrid pour la remettre à son frère Joseph. Ses conseillers le poussaient : le ministre Champagny écrivait par exemple : « il est nécessaire qu’une main ferme vienne rétablir l’ordre dans son administration [celle de l’Espagne] et prévienne la ruine vers laquelle elle [l’Espagne] marche à grands pas ». Napoléon force les deux souverains à abdiquer puis offre la couronne vacante à son frère. C’était une grave erreur d’appréciation, car en exacerbant les sentiments nationalistes et xénophobes d’une population solidement encadrée par le clergé, ce coup de force déclenche un mouvement de résistance qui se manifeste d’emblée avec une rigueur inattendue.

À Madrid, des rumeurs affirmaient que la famille royale espagnole était retenue en otage par Napoléon à Bayonne. Le 2 mai 1808, après une tentative d’enlèvement d’un enfant de la famille royale par la France, la population madrilène se soulève contre les troupes françaises. Le lendemain, Murat écrase dans le sang la rébellion. Le célèbre tableau de Goya, Tres de mayo, rappelle les fusillades nées de cette répression.

La formation des juntes patriotiques

Après le 2 mai l’Espagne s’embrase. Malgré sa rapide répression, le soulèvement de Madrid inspira d’autres villes du pays : Carthagène, León, Santiago, Séville, Lérida et Saragosse. L’armée française était partout attaquée.

Dans les villes qui ne sont pas occupées par des troupes françaises se mettent en place des juntes municipales ou provinciales qui tantôt collaborent avec les autorités locales et tantôt se substituent à elles. Partout, ce sont des notables qui sont portés au pouvoir : des aristocrates dans les Asturies et à Seville ; des évêques à Saint-Jacques-de-Compostelle et à Santander ; des militaires en Galice, à Grenade, à Carthagène et à Saragosse… C’est une première indication sur le sens d’un mouvement qui, à ce stade n’a rien de révolutionnaire. C’est à la demande de la junte de Murcie que se forme, à Aranjuez, le 25 septembre 1808, une Junte centrale, composée de vingt-quatre, puis trente-quatre représentants des juntes locales, sur la base de deux délégués par junte. La Junte centrale comprend plusieurs anciens ministres –dont Floridablanca, qui la préside, et Jovellanos–, cinq Grands d’Espagne, trois marquis, quatre comtes, deux généraux et seulement deux représentants de ce qu’on pourrait appeler le tiers état. La Junte centrale se préoccupe de coordonner l’action de tous ceux qui refusent de reconnaître « le roi intrus » et d’établir progressivement son autorité sur le pays.

La majorité des Espagnols rejette le « roi intrus » et se bat contre l’envahisseur français, mais les opposants ne s’entendent pas entre eux. Les uns demandent le retour du roi légitime, Ferdinand VII, avec toutes ses prérogatives ; les autres souhaitent profiter de l’occasion pour doter l’Espagne d’une constitution moderne qui limiterait l’absolutisme.

Pour les absolutistes, l’Espagne est un État patrimonial, un agrégat dont le monarque constitue le lien. De leur point de vue, la défense de l’Espagne se confond avec celle du souverain légitime, propriétaire de son royaume, et cette Espagne ne peut être que catholique au sens le plus traditionnel de ce mot : la religion éclairée des ministres de Charles III les choque presque autant que l’impiété des philosophes français. Une partie importante des classes dirigeantes n’a pas d’autre idée politique. Cette idée, l’immense majorité du peuple la partage confusément. Le 2 mai et dans les mois qui suivent, on allait répétant : « Vive le roi Ferdinand, la patrie et la religion !», note Alcalá Galiano qui ajoute cette remarque : le second mot –patrie- était quelque chose de nouveau pour les Espagnols. En effet, la notion de nation appartient au vocabulaire et à l’idéologie des jacobins. Elle est suspecte aux yeux des absolutistes ; ils lui préfèrent celle de patrie qui évoque la terre des ancêtres, un héritage culturel, une tradition et, dans cette tradition, se retrouvent les deux autres termes : la dynastie légitime et le catholicisme.

Ferdinand VII est présenté comme une victime et un prisonnier des Français. C’est à cause des coups portés à la famille royale et à la religion que les absolutistes prennent les armes. Le patriotisme n’est pas le motif principal qui pousse les absolutistes à se dresser contre Napoléon. La preuve, c’est qu’une dizaine d’années plus tard, en 1823, ces mêmes absolutistes n’hésiteront pas à réclamer une nouvelle intervention française, cette fois pour abattre le régime libéral mis en place par les cortès de 1820.

Les libéraux voient dans l’effondrement des Bourbons, en 1808, l’occasion pour le peuple, de réassumer une souveraineté nationale que la dynastie régnante a abandonnée. Ils se battent à la fois contre les Français et contre l’Ancien Régime. Le poète Quintana, porte-parole de la junte centrale, s’exprime très clairement : il ne s’agit pas seulement de chasser l’envahisseur, mais aussi d’établir sur des bases solides « le bonheur de l’Espagne » en élaborant une constitution qui rende impossibles les « abus d’autrefois », les vices énormes et invétérés d’une dministration corrompue »

La première guerre de guérilla de l’histoire

Le 18 juillet 1808, le général Dupont et ses 20 000 hommes furent vaincus près de la petite ville andalouse de Bailén. Ce fut la première défaite retentissante de l’armée impériale en Europe continentale. En soi la défaite ne rendait pas la situation militaire des Français catastrophique mais elle eut un énorme impact psychologique pour leurs ennemis : les soldats de Napoléon pouvaient être battus. Deux jours plus tard, malgré cet échec, Joseph Bonaparte, le nouveau roi d’Espagne, parvint à entrer à Madrid. Mais il ne put y rester longtemps. Puis, le général Junot dut évacuer le Portugal face à l’offensive des Anglais du futur duc de Wellington.

La dégradation de la situation inquiétait Napoléon. L’Empereur se rendit en personne en Espagne, à la tête de 80.000 soldats qu’il avait tirés d’Allemagne. Il ne resta que quelques mois (novembre 1808-janvier 1809) en Espagne mais son intervention assura la reprise en main des villes par les Français. Madrid, menacé d’un assaut, ouvrit ses portes au conquérant. Le 4 décembre 1808, dans une proclamation qu’il adressa aux habitants, il menaça de traiter l’Espagne en pays conquis, si elle persistait à ne pas reconnaître Joseph Napoléon pour roi. À regret, les Madrilènes virent une nouvelle fois le frère de l’Empereur s’installer au palais royal.

Malgré la brillante campagne napoléonienne et les réformes mises en place (abolition des droits féodaux et de l’Inquisition), le pays était loin d’être soumis. Le contrôle des campagnes restait difficile. Les prêtres espagnols appelaient leurs fidèles à la croisade contre les Français. Les difficultés de l’occupant résidaient surtout dans la particularité du combat : les Espagnols pratiquaient la guérilla. L’historien Jean-René Aymes considère d’ailleurs cette guerre d’Espagne comme la première guerre de guérilla de l’histoire. Si les Français remportaient régulièrement des victoires sur l’armée régulière espagnole et prenaient d’assaut les villes, ils peinaient contre les petits groupes de résistants embusqués qui les harcelaient ; mais d’autres historiens soulignent que ce ne sont pas les guérilleros mais les unités régulières anglaises, portugaises et espagnoles qui ont battu une armée impériale diminuée par les ponctions d’effectifs qu’imposait la désastreuse campagne de Russie, minée par les querelles intestines des maréchaux et fragilisée par le manque de ressources logistiques de l’administration du roi Joseph.

Une guerre internationale et civile

La guérilla embourba le conflit. Les Français avaient affaire à une hydre à mille têtes. Il ne manquait pourtant pas de partisans. On les appelait les afrancesados. Pour beaucoup imprégnés des idées des Lumières, ils espéraient que l’occupation française mettra à bas la féodalité et l’absolutisme espagnols. Cette guerre d’Espagne se doublait donc d’une guerre civile. Des atrocités – saccages, viols, profanations, sadismes – furent commises par tous les camps.

La campagne de Russie obligea l’Empereur à dégarnir de troupes l’Espagne. Wellington, désigné commandant en chef des armées britanniques, espagnoles et portugaises passa à l’offensive. Les troupes alliées battirent les troupes françaises lors de la Bataille de Vitoria le 21 juin 1813. En quelques semaines, de mai à juillet 1813, Joseph et l’armée française reculèrent jusqu’aux Pyrénées.

Napoléon comprit sa défaite et accepta, par le traité de Valençay, le retour de l’ancien roi d’Espagne, Ferdinand VII, dans son royaume. Début 1814, la Catalogne était reconquise par les Espagnols. La guerre d’Espagne s’achevait ; après avoir mené une retraite dans le sud-ouest de la France, le maréchal Soult déposait les armes le 12 avril 1814 à Toulouse, une semaine après l’abdication de l’Empereur.

Les conséquences de la guerre

  • Napoléon l’avoua à l’Sainte-Hélène : « cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France ». On estime que le conflit retint 300 000 soldats français. L’Espagne fut un piège et un boulet pour la politique expansionniste de l’empereur.
  • Les Espagnols gardent un fier souvenir de cette guerre. Unis malgré leurs divergences, ils ont réussi à repousser l’ogre napoléonien. La guerre est un des mythes fondateurs du nationalisme espagnol.
  • Grande animatrice de la résistance, l’Église catholique retrouva une nouvelle vigueur. Le clergé, en faisant du soldat impérial un hérétique, a obtenu des fidèles soumission et dévouement. Et comme le danger de l’hérésie libérale n’est pas exorcisé, une fois l’envahisseur repoussé, le clergé va entretenir le « militantisme » des croyants.
  • Du point de vue économique, la guerre est une véritable catastrophe, à la sortie de la même, le pays était dévasté : l’industrie textile anéantie, parfois c’étaient les combattants anglais qui détruisaient les ateliers sous prétexte de combattre les Français ; des villes dévastées et détruites par les bombardements, les sièges, les combats…, la population appauvrie par les lourdes contributions versées aux Français. L’accroissement de la mortalité par les combats mais aussi par les épidémies et la famine produit un ralentissement de la croissance démographique du XVIIIe siècle. L’Espagne rata d’ailleurs le virage de la modernisation agricole et industrielle au XIXe siècle.
  • Les afrancesados sont poursuivis, exilés, jetés en prison, exécutés. On aurait pu faire l’économie de cette tragédie humaine, car nombre de ceux qui furent exécutes étaient des hommes de valeur et de fervents nationalistes.
  • Le retour de Ferdinand VII en 1814 suppose le rétablissement de l’Ancien Régime, et la persécution des libéraux qui avec les afrancesados auraient été capables de moderniser le pays.
  • Les effets de la guérilla s’étendent au cours des années. La guérilla a introduit des bouleversements considérables au sein de l’armée du fait que des jeunes militaires, à la faveur de la guérilla, ont progressé plus vite que les militaires de carrière. Lorsque Ferdinand VII accordera sa préférence aux anciens militaires, les jeunes officiers promouvront les premiers pronunciamientos. La guérilla a habitué les Espagnols à légitimer le recours à l’action violente, les carlistes se battront contre les libéraux comme ils avaient appris à le faire contre les Français.
  • La guerre d’indépendance a favorisé le déclenchement des luttes de libération en Amérique latine. Car, en occupant l’Espagne, Napoléon isole ce pays de ses colonies américaines que Madrid administre depuis trois siècles. Or cette rupture des liens administratifs va encourager, dans une Amérique espagnole désormais livrée à elle-même, la formation de juntes patriotiques qui refusent de reconnaître les nouvelles autorités d’occupation à Madrid. Ces juntes, qui assument la charge de gouverner des territoires immensément riches et parfois vastes comme dix fois la métropole, vont bientôt s’interroger sur leur dépendance coloniale à l’égard de l’Espagne. D’autant que, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, les esprits s’agitent dans un monde bouleversé par le progrès des techniques et les idées des Lumières. Des esprits fascinés aussi par l’exemple des colonies britanniques d’Amérique du Nord qui ont proclamé leur indépendance dès 1776, et ont défait, sous la conduite de George Washington, la puissante Angleterre pour fonder la première démocratie moderne. Et les juntes qui se constituent en Amérique du Sud, en principe par loyauté à Madrid, vont être parfois composées de chauds partisans de l’indépendance. Au Venezuela, Simon Bolivar est précisément l’un d’eux ; il fait partie de la junte de Caracas qui, dès 1810, est la première des colonies espagnoles à réclamer l’indépendance.

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Les Cortes de Cadix et la Constitution de 1812

La réunion des Cortes

La Junte suprême centrale, constituée à Aranjuez le 25 septembre 1808 pour coordonner l’action des juntes régionales, sous la pression militaire française se replie d’abord sur Séville, puis sur Cadix. Elle se dissout finalement en janvier 1810 après avoir désigné un conseil de régence chargé d’organiser une réunion des Cortès. En principe, ces Cortès auraient dû être convoquées selon l’ancienne formule, par états (noblesse, clergé, représentants des villes), mais la Régence ne tient pas compte de ce vœu.

Pour les circonscriptions où la situation militaire a empêché le scrutin de se dérouler normalement ou encore pour les territoires américains, on décide, en attendant l’arrivée des députés régulièrement élus, de désigner des suppléants choisis parmi les ressortissants de ces circonscriptions qui résident à Cadix. Il s’agit souvent de négociants et de bourgeois, plus sensibles aux idées nouvelles que les notables traditionnels. Le courant favorable à des réformes de structure s’en trouve renforcé.

Les ecclésiastiques –une centaine- forment le tiers de l’assemblée. La plupart viennent des couches moyennes du clergé : chanoines, professeurs d’université, plutôt favorables à des réformes, eux aussi. Enfin, la force du courant libéral, aux Cortès, tient aussi à la personnalité de ses représentants. Le comte de Toreno, Argüelles, Quintana et d’autres sont des orateurs de talent qui savent se faire entendre.

Une dernière circonstance contribue à donner au courant libéral une importance qu’il n’a pas en réalité ; c’est l’atmosphère de Cadix, ville qui, par son port et son commerce international, est ouverte sur le monde extérieur. La bourgeoisie y est très présente et active –fait exceptionnel dans l’Espagne du temps- ; les nouvelles d’Europe arrivent vite et sont commentées dans les cafés, dans les cercles et dans les journaux qui s’impriment librement. Des Cortès qui se seraient tenues dans une autre ville d’Espagne auraient été soumises à de tout autres pressions idéologiques, ce qui n’aurait pas manqué d’influer sur les délibérations.

Le discours inaugural du libéral Muñoz Torrero énonce l’objectif fondamental des Cortès : la restructuration de l’État. Par-delà l’effort de guerre qu’elle doit intensifier, l’Assemblée se reconnaît le droit de légiférer. Le problème de la souveraineté divise les députés en deux champs : pour les absolutistes (serviles) la souveraineté nationale n’existe que par référence au monarque. Dans la conception des libéraux, la nation est placée au-dessus du souverain qui se borne à entériner les décisions prises par les Cortès.

Les députés réunis en congrès représentent la Nation ; celle-ci s’est légitimement constituée en Cortès Générales et Extraordinaires, et c’est en elles qui réside la souveraineté nationale. Le concept « Nation » occupe une place centrale, puisque lié aux notions de « liberté », de « droits », de « consentement libre et spontané », d’ « intérêts », de « volonté », etc. La « nation » a le pouvoir exclusif d’élaborer des lois, soit en rétablissant « les anciennes lois de la monarchie », soit en les « rénovant ». La « Nation » a ensuite le devoir de « faire observer ces lois », pour éloigner l’épouvantail de l’anarchie institutionnelle et du désordre public.

La Constitution

La constitution élaborée à Cadix s’inspire de l’idéologie libérale, malgré l’article 12 sur la religion de la nation espagnole. La Nation est définie comme l’ensemble des Espagnols des deux hémisphères, sans distinction de classes ni d’états. La constitution affirme le principe de la souveraineté nationale (article 3º) qu’elle place au-dessus du roi.

Contre Jovellanos qui préconisait un système à l’anglaise, avec un chambre haute qui aurait fait contrepoids à la chambre basse, la constitution prévoit un régime d’assemblée, avec une chambre unique qui partage avec le roi le pouvoir législatif ; cette Chambre –pour laquelle on conserve l’appellation traditionnelle de Cortès- sera élue au suffrage à trois degrés (par paroisse, par district et par province).

Les prérogatives royales sont sérieusement réduites. La Constitution lui accorde le droit d’opposer un veto suspensif valable pour deux législatures, il peut s’opposer à l’application des lois votées par les Cortès. Le roi doit solliciter des Cortès l’autorisation de se marier, de s’absenter longuement, de vendre des biens nationaux.

La liberté d’impression doit permettre la circulation de la bonne parole, les écrits serviront à « éclairer » les citoyens.

La constitution envisage la création d’une milice nationale : la force militaire permanente dont les cadres ne seront plus obligatoirement nobles.

Los fueros sont bousculés au nom du centralisme.

Certains s’inquiètent de ces institutions qui rappellent celles de la France révolutionnaire (1791). Mais les libéraux répondent en invoquant les traditions « démocratiques » de l’Espagne, étouffées par les Habsbourgs qui, après avoir écrasé les Comuneros à Villalar (1521), ont établi un régime tyrannique et ont retiré aux Cortès toute représentativité et toute intervention dans les affaires politiques. Le combat actuel pour la liberté mené par les Cortès est préfiguré par la lutte des comuneros plutôt que par les idées venues de la France.

La Constitution est promulguée le 19, fête de la Saint-Joseph ; c’est pourquoi ses adeptes l’appelleront familièrement la Pepa. Les députés se séparent dix-huit mois plus tard, le 14 septembre 1813, et se donnent rendez-vous à Madrid, pour le 15 janvier suivant. Entre-temps, Napoléon aura rendu sa couronne à Ferdinand VII, ce qui crée une situation entièrement nouvelle. À son retour, Ferdinand VII signe un décret à Valence, le 4 mai : la constitution est déclarée nulle.

Bien que la Constitution soit appelée à devenir la référence obligée des libéraux espagnols du XIXe siècle, elle, de même que les autres résolutions des Cortès, était pratiquement ignorée de la masse du peuple espagnol. Pierre Vilar souligne la séparation des députes et du peuple espagnol : « … des Cortes sont réunies à Cadix. Or c’est une représentation encore plus artificielle ; il n’y a pas eu de vraies élections ; des avocats, des intellectuels, des négociants, des « Américains » libéraux en majorité, légifèrent au nom de l’Espagne. Mais sans aucun contact, dans Cadix assiégée, avec le peuple des « guerrillas ». Dans les « guerrillas » actes sans idées, aux Cortes des idées sans actes, a un jour observé Karl Marx »

Dès 1814, les pronunciados se battent pour son rétablissement. Et après le triomphe du soulèvement de Riego (1820), le roi est obligé de prêter serment au texte qu’il abomine.

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Liberalisme (les principes et les regroupements politiques) et Contre-revolution

Le libéralisme

Le libéralisme, tant en Espagne que dans le reste de l’Europe, est tout à la fois un ensemble de concepts, de discours et de principes, une vision de l’homme, une interprétation de la société, une série d’institutions, un ensemble de pratiques collectives et une culture qui s’exprime dans la littérature, le théâtre, la presse…

  • Le libéralisme est une philosophie politique dont 1789 apparaît comme la
    consécration solennelle. Au milieu du XVIIe siècle, John Locke se faisait déjà l’ardent défenseur des droits individuels, droits dont il soulignait qu’ils plongent leurs racines dans la nature de l’homme, ce qui contraint du même coup les gouvernements à les reconnaître et à les protéger. Le libéralisme est une philosophie politique : sa vision du monde lui commande d’aménager et de garantir la liberté de ceux qui vivent dans la cité.
  • Le libéralisme est aussi une doctrine économique : celle qui se donne le marché pour seul fondement, avec pour alliées naturelles l’initiative privée et la libre concurrence. La formule célèbre « laissez faire, laissez passer » résume le libéralisme économique : le « laissez-faire » était la demande de suppression des corporations, privilèges injustifiés pour les maîtres et cause d’enchérissement des produits, le « laissez-passer » correspondait à la suppression des barrières douanières intérieures, obstacles aux échanges et à la concurrence.
  • Enfin, le libéralisme est une disposition d’esprit : il constitue une interprétation simultanée de l’homme et de la société qui fait de la liberté le point d’aboutissement d’une création continue, et non une espèce d’état de nature qu’il conviendrait de préserver intact.

Le libéralisme en Espagne à l’époque des Cortes de Cadix et du Triennat constitutionnel

C’est durant la guerre d’Indépendance et, tout spécialement, à l’occasion des débats ouverts aux Cortès de Cadix que l’usage du terme « libéral » prolifère, car celui-ci se place au centre de l’affrontement entre les partisans des réformes et les opposants à tout changement substantiel ou symbolique. Argüelles explique que « liberales » et « serviles » furent les noms par lesquels on reconnut, tant aux Cortès qu’en dehors d’elles, ceux qui se manifestèrent, les uns favorables, les autres opposés « au gouvernement représentatif, aux doctrines qui favorisent les institutions constitutionnelles et une administration éclairée et vigoureuse, mais responsable. »

La doctrine libérale comporte un noyau d’éléments constitutifs autour desquels s’ouvre la controverse : la souveraineté de la nation, la liberté de presse, la citoyenneté, la liberté, l’égalité devant la loi, la constitution, la division des pouvoirs.

Dans le camp opposé, l’union se noue autour de quelques notions moins modernes, telles que religion, tradition, attachement au passé. Parlant des « serviles », les libéraux ajoutent, avec de doses variables d’exagération, l’acceptation de la tyrannie, de l’arbitraire, des abus, des ténèbres de l’ignorance et de l’Inquisition.

Durant le Triennat une scission se produit au sein du camp libéral : libéraux modérés (les  moderados) et libéraux radicaux (les exaltados), sans aller jusqu’à se déclarer en guerre ouverte à propos de leur conception différente du libéralisme, rendent patente celle-ci dans la presse et dans les discours tenus aux Cortès. Les exaltés s’en tiennent à la stricte application de la Constitution de 1812 et ne se veulent rien d’autre que des citoyens entretenant le culte de ce texte. Ils refusent que les modérés les fassent passer pour des « jacobins » ou des champions de l’anarchie et d’une « liberté effrénée ». À son tour, ils critiquent les modérés pour leur mollesse, leurs intrigues et leur collusion avec les absolutistes.  Les libéraux modérés se méfient du peuple, qu’ils qualifient de populace et de canaille. Ils sont obsédés par le souci de maintenir l’ordre, de « jumeler l’ordre et la liberté » dit Martinez de la Rosa. Le pouvoir royal représente, malgré les provocations de Ferdinand VII, une garantie contre le désordre.

La deuxième restauration (1823-1833) : Le rapprochement entre les libéraux modérés et les partisans les moins réactionnaires de Ferdinand VII

La répression brutale et sanglante menée par Ferdinand VII a fini par faire oublier l’évolution qui s’amorce à partir de 1823. L’absolutisme doit tenir compte des réalités. L’Espagne se trouve devant une situation financière critique. Elle ne peut plus compter sur les trésors d’Amérique ni sur les produits coloniaux qui servaient de contrepartie à son commerce extérieur. Le 9 décembre 1824, la défaite d’Ayacucho met fin à la domination espagnole sur le continent américain. Réduite à ses seules ressources, l’Espagne a beaucoup de mal à rembourser une dette extérieure que l’expédition des « Cent mille fils de Saint Louis » vient encore grossir. Quand Ferdinand VII envisage de ne pas honorer les dettes du Triennat, Villèle le rappelle à l’ordre : l’Espagne doit payer. Plus que jamais, le pays à besoin de crédit et des bailleurs de fonds qui se trouvent à l’étranger et aussi en Catalogne.

Les financiers et les hommes d’affaires ne sont certainement pas des libéraux à la manière des hommes de 1820, mais ils ne sont pas disposés pour autant à soutenir un gouvernement qui semble ériger la réaction en dogme politique. Un rapprochement s’esquisse alors entre le ministre des Finances, Ballesteros, et le banquier catalan Gaspard de Remisa, entre les moins réactionnaires des partisans de Ferdinand VII et les plus modérés des libéraux. À partir de 1826, des éléments « bourgeois » investissent lentement le pouvoir à Madrid ; entre eux et le roi se conclut un accord tacite : les premiers soutiennent le second à condition qu’il atténue son absolutisme ; c’est ce que certains appellent « la liberté bien entendue ».  Ferdinand VII avait évolué dans les dernières années de sa vie ; il n’excluait plus des assouplissements qui auraient rendu le régime moins odieux et moins tyrannique.

Libéralisme et contre-révolution

Aux Apostoliques ne leur échappe pas que Ferdinand VII cherche une formule de compromis et ils dénoncent le double jeu du roi : « Ferdinand VII est le plus ignoble de tous les êtres ; c’est un lâche, une calamité pour notre malheureuse patrie » et affirment qu’ « il existe en Espagne un parti qui travaille avec obstination et habilité pour établir un gouvernement représentatif. Ce parti est dirigé par des francs-maçons et des afrancesados qui ont soutenu la cause de Napoléon. Toute sa campagne repose sur deux points : créer en Europe un courant d’opinion favorable à leurs vues et convaincre le roi que, pour assurer le trône et la continuité de la dynastie, il n’y a pas d’autre solution que de se prêter à des changements. » C’est déjà l’idéologie du carlisme qui apparaît avec sa composante essentielle : le refus de composer avec les idées modernes. En août 1827, la révolte des « Mécontents » en Catalogne, consacre la rupture entre Ferdinand VII et les Apostoliques ; les insurgés prétendent se battre pour la religion, contre les machinations qui préparent la ruine du pays, ils entendent « refouler et exterminer tous les maçons, carbonari, comuneros et autres sectes inventées par les machiavéliens ». Cette révolte précipite l’évolution : Ferdinand VII rompt définitivement avec les Apostoliques et se rapproche des anciens afrancesados, des libéraux modérés –dont certains sont autorisés à rentrer d’exil–, des banquiers et des industriels du coton de Barcelone, de certains milieux financiers de Cadix…

Les Apostoliques mettent maintenant leurs espoirs en Don Carlos, frère du roi, qui doit succéder à Ferdinand VII puisque celui-ci n’a pas d’enfant. Or, en 1829, Ferdinand VII se marie avec Marie-Christine, qui l’année suivante met au monde une fille. Intérêts politiques à long terme, intérêts familiaux et dynastiques à court terme rapprochent les libéraux de Marie-Christine. Cette solidarité joue à fond en septembre 1832, lorsque Ferdinand VII tombe malade. Le 1er octobre, les modérés obtiennent de Marie-Christine la formation d’un gouvernement de transition, présidé par Cea Bermúdez, qui proclame une amnistie, réorganise le haut commandement militaire et accepte d’ouvrir de nouveau les universités. Quand Ferdinand VII meurt, quelques mois plus tard, les libéraux modérés disposent des principaux centres de décision et de pouvoir ; les Apostoliques se retrouvent dans la pire des situations pour des légitimistes : celle des factieux, de hors-la-loi.

Don Carlos, frère de Ferdinand VII, n’accepte pas la proclamation d’Isabelle comme princesse des Asturies. Au sens propre, les carlistes sont les partisans de don Carlos. Mais en réalité la situation est plus complexe, car la querelle dynastique recouvre un conflit politique ; il s’agit de tout autre chose que d’une question de droit. Le débat porte sur l’orientation à donner à l’Espagne : doit-elle rester fidèle à la monarchie traditionnelle et à l’Ancien Régime ou bien peut-elle marcher avec son temps, s’adapter aux circonstances et accepter une évolution vers le libéralisme ? Le Carlisme est un état d’esprit antérieur à don Carlos. Il est la poursuite du combat livré par les serviles à l’époque des Cortes de Cadix, puis par les Apostoliques. Les appellations changent, mais la ligne politique reste la même. Le carlisme est, au sens strict, un mouvement réactionnaire : il s’efforce d’aller à contre-courant d’une évolution qui paraît s’imposer en Espagne comme ailleurs ; il regroupe tous ceux que scandalisent et inquiètent les atteintes portées aux prérogatives royales, à la religion catholique et les concessions à l’esprit de temps. Il faut donc situer son origine historique non pas en 1833, mais en 1808, au moment où s’effondre le système politique ancien et où apparaissent les premiers projets de réforme.

Mouvement réactionnaire au sens propre, le carlisme s’oppose aux changements qui se sont produits depuis 1789 dans les idées et dans les mœurs. Sa divise résume son idéologie : « Dieu, la patrie, le roi ». Le carlisme proclame son attachement au catholicisme traditionnel. Pour lui la religion est garante de l’ordre politique et social, fondé sur les notions de hiérarchie, des devoirs et des responsabilités plus que sur celles de droits. Sur le plan politique, le mouvement est absolutiste, mais ses théoriciens prennent soin de préciser que le régime qu’ils veulent mettre en place n’a rien de despotique : le roi est tenu de respecter les lois fondamentales, de prendre conseil en gouvernant avec des Cortès de type corporatiste, de veiller au bien commun. Les carlistes refusent tout ce qui ressemble à une monarchie constitutionnelle et au régime parlementaire. L’évolution du monde moderne –sécularisation de la vie publique et privée, individualisme…– déconcerte et inquiète les milieux traditionnels ; elle provoque des résistances dans les groupes sociaux qui se sentent menacés, en premier lieu la noblesse et le clergé, mais avec de nuances : les privilégies sont attachés à l’ordre social. Or, à partir de 1833, l’ordre social paraît garanti par le gouvernement en place. Peu nombreux sont les grands noms de l’aristocratie à se rallier ouvertement au prétendant carliste. Les hobereaux, en revanche, constituent les cadres naturels de l’armée des carlistes et de l’administration dans les territoires « libérés ». C’est la même chose pour le clergé. Le haut clergé, à quelques exceptions près, accepte le fait accompli de la succession, même quand il a des sympathies carlistes.  Les autres secteurs du clergé, en particulier les ordres religieux, soutiennent le carlisme, quelquefois en prenant eux-mêmes la tête de groupes de partisans armés.

On aurait tort, cependant, de ne voir dans le carlisme que la révolte des seules élites traditionnelles. Il a été aussi un mouvement de masse capable de capter à son profit le désarroi d’une partie des classes populaires, notamment la moyenne et la petite paysannerie, frappées par la crise agraire du début du XIXe siècle : dès 1817 s’affirme un cycle de baisse des prix de céréales d’une ampleur et d’une durée exceptionnelle qui provoque l’inquiétude et le désespoir chez eux qui en sont les victimes. Pendant le Triennat libéral, la paysannerie, appauvrie par cette crise, s’est tournée vers les absolutistes pour exprimer son refus des prélèvements fiscaux excessifs décrétés par les libéraux au pouvoir. À partir de 1835, la mise en vente des biens du clergé et des biens communaux profite essentiellement aux riches qui deviennent encore plus riches tandis que les pauvres sont réduits à la misère ; les libéraux sacrifient des institutions communautaires qui constituaient une garantie pour les plus démunies. Les chefs carlistes n’ont pas eu de peine à convaincre les couches populaires qu’ils étaient leurs défenseurs naturels contre l’individualisme des libéraux.

Le libéralisme économique

Les libéraux se proposent de réduire le rôle de l’État en matière économique, de supprimer les entraves et les monopoles royaux mises à la production industrielle et artisanale, d’étendre le marché, de mettre fin aux propriétés inaliénables pour faciliter l’accès à la propriété individuelle. Bref, exécuter des mesures concrètes répondant aux exigences des bourgeois et des propriétaires terriens. Les libéraux ne souhaitent pas que le gouvernement intervienne par des directives et des interdits pour assurer la prospérité nationale. Il faut laisser jouer librement l’agent principal des richesses qui est l’intérêt particulier. Le libre jeu des intérêts particuliers, sans immixtion de l’État, s’opérera dans les domaines de l’industrie et du commerce à travers le système du libre échange.

Ni personne ni aucun règlement ne devant porter atteinte à la propriété privée, le libéralisme s’intéresse seulement aux propriétés qui, en vertu d’un statut ou d’une réglementation jugés archaïques, ne peuvent changer de mains. Est visée, en conséquence, une partie des biens appartenant à l’Église, à l’État ou aux « Ayuntamientos ». Concrètement, deviennent l’enjeu du réformisme libéral les biens de mainmorte (manos muertas) et les biens communaux (propios). Les libéraux veulent accroître l’offre de terres pour répondre à l’appétit impatient de la bourgeoisie urbaine et de ceux qui veulent investir dans des achats de biens.

L’offensive libérale la plus nette menée contre l’Ancien Régime concerne le régime seigneurial, éminemment impopulaire dans la mesure où il signifiait, pour les villageois et les paysans, une série de contributions lourdes et archaïques. Les Cortès de Cadix décrètent l’abolition des « seigneuries juridictionnelles ”, la réduction des « seigneuries territoriales » à la qualité de propriété privée, l’interdiction faite aux « seigneurs » de parler de « vassaux » et la suppression des privilèges de chasse, pêche, droit de pâture et d’accès aux moulins et aux fours.

Les libéraux décrètent aussi :

  • la suppression des majorats (mayorazgos)
  • la liberté de négocier les fermages (arriendos)
  • la liberté de clôture au long des chemins de transhumance
  • l’abolition de la Mesta
  • la liberté de cultiver, de vendre, de transporter les produits agricoles
  • la suppression des corporations
  • la suppression des dîmes

Les progressistes et les modérés

Depuis 1833 s’affirme le rapprochement entre les plus modérés des absolutistes et les libéraux les moins avancés, déjà esquissé à la fin du règne de Ferdinand VII. L’ensemble des libéraux – les modérés et les progressistes- tombe d’accord sur un certain nombre de points : la nécessité de liquider l’Ancien Régime par la suppression du régime seigneurial et la disparition des biens de mainmorte, la liberté de la presse, la forme du régime – une monarchie constitutionnelle – et le mode de scrutin – le suffrage censitaire – ; les discussions portent sur les modalités d’application de ces principes généraux.

La question du mode de scrutin commande toutes les autres.  Pour être électeur et éligible, il faut disposer d’une fortune et de revenus relativement élevés. La constitution de 1837, plus « avancée », donne le droit de vote à six cent trente-cinq mille électeurs ; celle de 1845, plus conservatrice, élève le cens : il n’y a plus que quatre-vingt-dix-neuf mille électeurs, chiffre que remonte à cent soixante-quatre mille en 1864. C’est seulement la révolution de 1868 qui établit le suffrage universel, mais pour une courte période. Conséquence aggravante du suffrage censitaire : les électeurs sont dispensés du service militaire. Cela revient à créer deux catégories de citoyens ; une élite fortunée et une masse qui non seulement est privée des droits civiques, mais encore est astreinte à payer l’impôt du sang.

Quant au régime lui-même, la discussion porte sur la façon d’assurer un équilibre entre le pouvoir exécutif et la représentation nationale. Deux formules s’opposent : la souveraineté partagée, qui revient, en fait, à donner un rôle prépondérant au souverain, et la souveraineté nationale, avec prépondérance de l’assemblée. C’est autour de cette question que s’organise le débat politique. On a, d’un côté, les progressistes, proches des classes moyennes et volontiers anticléricaux ; ils souhaitent abaisser le cens électoral et, en même temps, donner plus de pouvoir à la représentation nationale. De l’autre côté, les modérés acceptent l’ordre nouveau –la monarchie constitutionnelle, la vente des biens du clergé et des communaux– mais ne veulent pas aller plus loin ; ils défendent les valeurs traditionnelles –notamment l’Église et la religion. Ils se méfient des idées révolutionnaires ou simplement avancées ; c’est pourquoi ils voudraient élever le cens électoral et renfoncer les prérogatives du souverain ; ils défendent le principe d’une chambre haute destinée à faire contrepoids à une assemblée qu’ils croient plus sensible aux variations de l’opinion publique ; c’est la droite conservatrice. Plus que de partis politiques organisés, il s’agit de tendances générales et de sensibilités politiques. Ces regroupements n’excluent, en effet, ni les divergences internes à l’intérieur de chaque camp ni les querelles personnelles. Pour compléter le tableau, on peut ajouter que les progressistes comptent plutôt sur l’appui de l’Angleterre tandis que les modérés s’inspirent du modèle français.

Le rôle de l’armée dans la vie politique

L’intervention des militaires dans la vie politique prend la forme du pronunciamiento. Le mot et la chose sont souvent mal compris. Un pronunciamiento n’est pas un putsch ; c’en est même le contraire. Quand les partis et les hommes politiques hésitent sur la voie à suivre, quand aucun groupe n’est assez fort pour imposer son point de vue, l’armée tranche ; elle « se prononce » en faveur de telle ou telle orientation. Les généraux Riego, Espartero, O’Donnell, Narváez, Prim, acteurs de la vie politique dans la première moitié du XIXe siècle, réagissent avant tout en hommes politiques, en chefs de parti ; ce qui les intéresse, c’est de faire triompher une cause, pas de mettre l’armée au pouvoir. Ces militaires ne sont pas de militaristes. Les choses changeront à la fin du XIXe siècle. L’armée aura alors de plus en plus tendance à réagir comme telle et à se substituer au pouvoir civil. La dictature de Primo de Rivera en 1923, celle de Franco à partir de 1936, sont de coups d’État, des putschs. Ajoutons que la plupart des pronunciamientos du XIXe siècle ont pour objet de rétablir les libertés publiques, non de les supprimer ; ils sont plutôt favorables au libéralisme.

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Les Desamortizaciones

Qu’est-ce qu’une Desamortizacion?

Une disposition de la politique fiscal : une mesure visant le désendettement de l’État.  Une mesure inspirée par le libéralisme, afin d’assurer la pleine propriété privée et d’accroître l’offre de terre.
Mais elle n ’est pas une distribution de terres aux paysans sans terre.

Les précédents

  • La Desamortización de Goyoy (1798-1808)

La crise financière due aux guerres de la fin du siècle et le vertigineux accroissement de la dette publique motivent l’opération réalisée par Godoy. Destinée à amortir la dette, elle s’applique à la vente du patrimoine d’institutions religieuses politiquement faibles (ordres religieuses de charité, ordres militaires, hospices, hôpitaux…) Ni le clergé séculier ni le pape ne s’y opposent.

  • La Desamortización de Joseph Bonaparte et des Cortès de Cadix

Pendant le règne de Joseph Bonaparte le mouvement se poursuit de manière ralentie, se fixant sur les biens des opposants au nouveau régime au profit de ses partisans, mais ces ventes seront annulées en 1813

Les mesures touchant les couvents, prises par Joseph Bonaparte, puis en 1813 par les Cortès de Cadix ont peu d’effet réel.

La Desamortización de Mendizabal

En 1836-37, Mendizabal devenu chef du gouvernement décide la reprise des ventes sur une grande échelle. Les mesures tendant à supprimer les biens de mainmorte sont plutôt destinées à désendetter l’État et à assurer le financement de la guerre carliste. L’opération concerne les biens du clergé.

Mendizabal, décide de supprimer la plupart des monastères. Plus tard, on met en vente au plus offrant les biens des communautés supprimées. Les acquéreurs peuvent payer au moyen de titres de la dette publique. Très peu de petits paysans sont capables de surenchérir. De plus, dans bien des cas, les autorités refusent de morceler les lots en parcelles, ce qui exclut d’office les petits paysans. Les bénéficiaires de l’opération sont soit des membres des classes moyennes, soit de gros propriétaires (les nobles) qui ont ainsi la possibilité d’arrondir leurs domaines.

La Desamortización de Madoz

La dernière étape, entreprise par le ministre des finances Pascual Madoz au lendemain de la révolution progressiste de 1854 décide l’aliénation des propriétés de l’État et des collectivités publiques (biens communaux). La loi de desamortización générale du 1er mai 1855 concerne tous les biens n’appartenant pas à des individus de statut privé, personnes ou entreprises.

Un caractère particulier de cette étape est l’accession aux enchères des agriculteurs locaux, absents des ventes précédents, mais la vente des biens communaux profite à ceux qui étaient déjà des possédants ; les paysans sans terre n’y gagnent rien ; pis : la transformation des communaux en propriétés privées leur fait perdre les rares avantages qu’ils en tiraient : le droit de faire paître quelques têtes de bétail, de ramasser du bois pour se chauffer…

Les effets des desamortizaciones

  • Dans une situation d’impécuniosité permanente de l’État, la perte des revenus par les institutions charitables, presque toutes d’église, se traduit par le dépérissement des hospices, hôpitaux, subsides aux miséreux, sans espoir de compensation. La vente de leurs biens a des effets identiques sur les municipalités privées de ressources tant pour l’aide publique que pour l’entretien urbain.
  • L’appauvrissement des masses rurales est l’aspect le mieux connu. L’appropriation privée des communaux et des pacages (pâturage) publics supprime le lopin légumier des brassiers et la vaine pâture (pastos libres). Les fermages à long terme, souvent tacitement reconduits et mollement perçus font place à des contrats à moyen terme, relevés et recouvrés avec rigueur. En l’absence fréquente de documents écrits, des occupants, souvent séculaires, sont expulsés, pour laisser place à des domaines regroupés, exploitables plus rationnellement. Nombreux paysans sont livrés à une classe de nouveaux riches qui se sont souvent montrés plus âpres que les anciens seigneurs féodaux.
  • Les surfaces cultivées ont bien augmenté, mais, faute de capitaux, on n’a pas cherché à introduire des innovations techniques –irrigation, engrais, etc.- pour rendre les cultures intensives. Comme la main-d’oeuvre ne manquait pas, les propriétaires ont pu réduire les salaires au minimum, donc continuer à percevoir des bénéfices substantiels et laisser une grande partie de leurs domaines à l’état de friche ou de terrain de chasse.
  • Les lois de 1836 et de 1855 ont aussi une portée politique : elles ont scellé l’alliance entre la vieille aristocratie foncière et la bourgeoisie libérale aux dépens de l’Église ; elles ont servi ainsi à consolider le régime : les bénéficiaires n’avaient pas intérêt à revenir en arrière.
  • Les lois Mendizabal et Madoz ont dressé la masse du peuple espagnol contre les nouvelles élites sociales –ancienne aristocratie et bourgeoisie désormais confondues. Ceux qui attendaient, avec la fin du régime seigneurial, une amélioration de leur condition ont été déçus. Alors ils se sont détournés du libéralisme, les uns vers le carlisme, les autres vers les idées républicaines et plus tard vers l’anarchisme.

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La première guerre carliste

Les caractères généraux:

  • La légalité est du côté des libéraux ; les absolutistes font figure de factieux et de rebelles. Les carlistes ne peuvent compter que sur des combattants volontaires, venus des régions rurales du Nord et dirigés par des hobereaux, des moines et des curés. Par contre, les libéraux peuvent mobiliser contre les carlistes toutes les ressources  de l’État : l’administration, les finances et l’armée régulière. Le gouvernement légal bénéficie aussi de la sympathie des puissances occidentales –France et Angleterre.
  • Il n’y a pas de front. Contre l’armée gouvernementale, les factieux utilisent la technique de la guérilla qui a prouvé son efficacité lors de la guerre d’Indépendance.
  • Les combats prennent souvent l’aspect d’une lutte féroce. Les actes de cruauté et de sauvagerie ne sont pas rares, de part et d’autre : représailles terribles pour impressionner ou punir les populations coupables d’avoir donné refuge à l’adversaire. Ces actions ont contribué à répandre en Europe l’image d’une Espagne barbare et cruelle, romantique et fière, dans laquelle les instincts primitifs, le goût de la mort et du sang l’emportent sur les sentiments dignes d’un pays civilisé.

La géographie du carlisme :

Le carlisme se développe de préférence dans les régions de petite et de moyenne propriété, dotées de structures sociales communautaires héritées de l’Ancien Régime et relativement protégées par des institutions à caractère autonomique.  C’est le cas des trois provinces basques et de la Navarre qui ont toujours constitué les foyers de prédilection du carlisme. En dehors du pays Basque et de la Navarre, le carlisme ne s’est guère développé que dans certaines régions de l’Aragon (notamment dans le Maestrazgo) et dans la Catalogne intérieure. Dans le reste de l’Espagne, sa présence est peu significative.

Le déroulement de la guerre

1ère phase. Les carlistes, forts dans le Nord, prennent l’initiative. Ils mettent le siège devant Bilbao, afin de conquérir une grande ville pour en faire leur capitale. La mort de Zumalacárregui, en juin 1835, marque la fin de cette première phase.

2ème phase. Des armées organisées sont maintenant opposées aux carlistes, car le ministre Mendizábal décide de mobiliser cent mille hommes et de les envoyer au combat. Les carlistes sortent de leurs bastions du Nord et cherchent à étendre la guerre dans le reste de l’Espagne, mais l’armée gouvernementale, placée sous le commandement du général Espartero, reprend l’initiative : il lève le siège de Bilbao (victoire de Luchana) et barre la route de Madrid à don Carlos qui s’était mis à la tête de ses troupes.

3ème phase. Les carlistes enregistrent encore des succès locaux, en particulier dans la région du Maestrazgo (le général Cabrera), mais l’armée gouvernementale ne cesse pas de progresser. Le général carliste Maroto, comprenant que la guerre est perdue, engage avec Espartero des négociations secrètes qui aboutissent à l’accolade de Vergara (1839), les deux adversaires tombent dans les bras l’un de l’autre. En échange de vagues garanties sur les fueros et de l’intégration dans l’armée régulière, les combattants carlistes déposent les armes. En Catalogne et dans le Maestrazgo, des combats acharnés se prolongent en 1840. Le gouvernement proclame une amnistie dont sont exclus les officiers, les cadres civils de l’État carlistes et les ecclésiastiques. Des centaines de carlistes se réfugient en France.